Ukraine - Entretien d’Anne-Claire Legendre, porte-parole du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, avec « Radio Classique » (Paris, 23 février 2023)

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Q - "Témoignage précieux ce matin, donc en direct avec nous, elle est au téléphone : Anne-Claire Legendre, qui est diplomate, vous le savez, porte-parole du Quai d’Orsay. Merci d’être avec nous, Madame, et bienvenue sur l’antenne de Radio Classique. Je le disais avec Renaud Blanc tout à l’heure, il y a un an, nous avons reçu les informations concernant les images satellites américaines. Et puisque nous allons consacrer une édition spéciale demain à cette année de guerre, est-ce que vous pouvez nous dire - je ne dis pas nous révéler mais -, au fond, quand est-ce que les autorités militaires et diplomatiques françaises ont été mises au courant qu’une offensive était en cours ou aller démarrer ?

R - Vous savez, sur le terrain nous avons vu la mobilisation russe se faire très tôt. Les inquiétudes sur la possibilité d’une offensive russe se sont faites jour dès l’automne, avant le lancement de l’offensive. Sergueï Lavrov et le ministre de la défense russe, M. Choïgou, étaient à Paris, étaient alors reçus par Florence Parly et Jean-Yves Le Drian au Quai d’Orsay. A cet égard les deux ministres français avaient exprimé, vis-à-vis de leurs homologues russes, le fait qu’une offensive russe, et toute atteinte à l’intégrité territoriale de l’Ukraine, aurait des conséquences massives de notre part. Donc, comme vous le voyez, nous avions vu venir, malheureusement, cette montée vers la guerre, et nous avons tout fait pour essayer de l’éviter.

Q - Pardonnez-moi, mais vous en avez parlé ? Je parle des deux responsables russes, c’est-à-dire Lavrov et Choïgou.

R - Oui. Ces deux responsables étaient à Paris, à l’automne dernier, en octobre, pour ce qui était, ce qu’on appelle un 2+2, une rencontre entre les ministres des affaires étrangères et les ministres de la défense. Cela a été l’occasion de parler de cette mobilisation russe, qui inquiétait déjà toute l’Europe, qui inquiétait aussi nos partenaires américains. Nous les avions mis en garde, à cet égard, sur le lancement d’une offensive russe. Vous savez qu’Emmanuel Macron s’était par ailleurs rendu à Moscou et à Kiev en février, avant l’offensive, et qu’il avait réitéré à cette occasion cette mise en garde au président Poutine.

Q - Questions avec Anne-Claire Legendre, qui est en direct avec nous, et je la remercie. Avant d’aborder les problèmes politiques, Madame - je rappelle que vous êtes porte-parole du Quai d’Orsay -, se pose la question des avoirs en France. On a donné un chiffre qui était celui des avoirs russes en France, de ceux qui soutiennent Poutine. On a un chiffre qui circule, celui d’1,5 milliard : c’est vrai ? C’est faux ? Ce n’est pas assez ? Et est-ce que dans ce milliard et demi, il y a des choses qui appartiennent à Poutine ou son entourage proche ?

R - Absolument. C’est plus d’1,3 milliard d’euros de fonds qui ont été gelés du fait des sanctions européennes. Ces fonds-là concernent les oligarques russes, donc tous les cercles, je dirais, autour de Vladimir Poutine, qui soutiennent l’effort de guerre, et que nous avons souhaité cibler, avec nos partenaires européens et nos partenaires du G7, pour faire en sorte d’affaiblir l’effort de guerre russe mené sur le terrain. Au-delà de ces fonds gelés d’individus, nous avons aussi gelé collectivement, avec l’Union européenne et les partenaires du G7, les fonds de la Banque centrale russe immobilisés à l’extérieur de la Russie. C’est plus de 300 milliards de réserve de la Banque centrale russe qui sont aujourd’hui immobilisés, et auxquels la Russie n’a pas accès.

Q - Est-ce que Poutine a des propriétés en France qui ont été saisies, immobilisées ?

R - S’agissant de M. Vladimir Poutine, je n’ai pas les éléments, c’est plutôt du côté du ministère de l’économie…

Q - On a parlé de sa famille, pas directement de lui.

R - … et des finances, mais effectivement, il y a des personnes très proches du pouvoir qui ont été visées par ces sanctions, et dont les biens en France - des biens immobiliers, parfois des yachts -, ont été immobilisés. On ne peut pas les saisir au sens où, aujourd’hui, le droit de propriété les protège. Il faut une décision judiciaire. Ce qui a été saisi, l’a été dans la mesure où il y avait une tentative de détourner ces sanctions, par exemple une tentative de récupérer ces biens, quand bien même ils avaient été gelés par les sanctions européennes.

Q - Le ministre Lecornu a dit qu’il n’existait pas de tabou concernant les avions pour l’instant. Est-ce que la stratégie française pourrait évoluer dans ce domaine, c’est-à-dire de passer de défensive à, non pas offensive, mais en tout cas utilisation de l’aviation ?

R - Vous savez que le président Zelensky était à Paris, il y a encore quelques jours, et a pu s’entretenir très longuement avec le Président de la République. Il a fait valoir à cet égard au Président que les priorités des besoins de l’Ukraine aujourd’hui étaient de deux natures : il s’agit d’artillerie, et à cet égard nous avons fourni de nouveaux canons Caesar, en renforçant très significativement les capacités d’artillerie ukrainienne, mais également en matière de défense aérienne, puisque vous savez que les villes ukrainiennes sont aujourd’hui ciblées, et les infrastructures civiles notamment sont ciblées par les frappes russes. C’est très important pour eux de pouvoir disposer de capacités de défense aérienne. Là encore, la France est présente pour répondre à la demande ukrainienne. Nous avons fourni à la fois un nouveau radar, des missiles et des systèmes de défense antiaérienne qui permettent de répondre à cette menace.

Q - Mais pour l’instant, les avions, il n’en est pas question. Dans les conversations qui ont eu lieu au moment de la tournée de Joe Biden en Europe, est-ce qu’il y a eu une dernière conversation, peut-être hier après-midi, parce que semble-t-il, ou hier soir, puisque c’était prévu, entre le président américain et le président français ?

R - Les contacts avec les États-Unis, depuis le début du conflit, sont extraordinairement étroits. Nous avons une coordination, à la fois avec nos partenaires européens et avec nos partenaires du G7, à commencer par les États-Unis, qui se fait quotidiennement. Je n’ai pas connaissance d’un appel du Président de la République avec Joe Biden, hier, mais il va sans dire qu’autour de ce triste anniversaire que nous commémorons, malheureusement, demain, il y aura des contacts de haut niveau qui vont se faire.

Q - Est-ce que vous n’avez pas le sentiment Anne-Claire Legendre - évidemment c’est compliqué pour une diplomate qui représente le Quai d’Orsay - que finalement le leadership maintenant est entièrement dans les mains de Biden, entièrement dans les mains fondamentalement de l’OTAN, et beaucoup moins dans les mains de l’Europe, et en tout cas de la position du président Macron, qui parfois est assez, non pas mal comprise, mais qui pose un certain nombre de problèmes, à savoir « on accompagne les Ukrainiens jusqu’à la victoire », mais en même temps il n’est pas question d’humilier les Russes ? Visiblement c’est, en tout cas du côté de Zelensky, parfois mal compris.

R - Je pense que, si vous regardez la situation telle qu’elle est, au contraire il y a eu un leadership européen extraordinairement fort depuis le début du conflit. Et ce leadership européen s’est bâti très largement sous présidence française, puisque la France a, pendant les six premiers mois de l’année dernière, présidé le Conseil de l’Union européenne. Vous vous souviendrez que l’Europe a pris des décisions absolument stratégiques depuis un an. Des décisions stratégiques en matière d’indépendance énergétique : on a réduit très considérablement notre dépendance énergétique à la Russie, avec l’objectif d’en sortir complètement. Il y a encore quelques jours entrait en vigueur la dernière partie de l’embargo européen sur le pétrole russe. C’est une première décision stratégique majeure.

La deuxième, c’est le renforcement de nos capacités de défense au niveau de l’Union européenne. Et sur ces deux points, la France a été vraiment au centre de la manœuvre : le président de l a République avait reçu tous ses homologues à Versailles en mars dernier, et c’est cet agenda de Versailles qui est aujourd’hui mis en œuvre par l’Union européenne.

Q - Il est normal que vous défendiez cet agenda, mais du point de vue de ce qui se passe actuellement, ce voyage de Biden, on le compare souvent au discours de Kennedy en 63, alors qu’il y avait une menace de l’invasion russe à Berlin. Ce voyage a marqué quand même, ou marque une partie de l’Europe orientale qui se sent directement sous la menace des Russes.

R - Il est évident que le soutien des alliés américains dans ce conflit est crucial. C’est la raison pour laquelle nous nous coordonnons avec les États-Unis de façon extrêmement étroite. Mais je vous rappellerais que les premiers à se rendre à Kiev, c’était le président Macron, avec notamment son homologue allemand, en juin dernier, et donc ce voyage à Kiev nous l’avons déjà fait. Ce soutien, il a été marqué par la France et les Européens. Je vous rappelle qu’à l’issue de ce voyage qu’avait effectué le Président de la République avec ses homologues, la décision avait été prise, par l’Union européenne, d’accorder à l’Ukraine le statut de candidate en vue de rejoindre l’Union européenne, et c’est une autre décision et une autre marque de soutien politique absolument critique.

Q - Est-ce que vous avez le sentiment, comme diplomate, qu’une solution peut intervenir si Vladimir Poutine reste au pouvoir ?

R - Nous savons que nous sommes dans un processus de guerre longue, mais comme l’a dit le Président de la République, la Russie ne peut pas, et ne doit pas gagner cette guerre. Donc notre objectif aujourd’hui, c’est d’intensifier et d’accélérer notre soutien à l’Ukraine pour faire en sorte qu’elle soit en position de recouvrer son intégrité territoriale et sa souveraineté. A ce moment-là on pourra rentrer dans une phase de négociation. Malheureusement, aujourd’hui, nous ne sommes pas dans un temps où le dialogue est possible. Mais, comme l’a dit le Président de la République aussi, il ne s’agit pas pour autant d’écraser la Russie, il s’agit aujourd’hui d’assurer la défaite d’une agression sur le sol de l’Ukraine.

Q - Dernier point, et merci d’être en direct avec nous, Anne-Claire Legendre, je rappelle que vous êtes porte-parole du Quai d’Orsay, donc merci d’être avec nous, je le répète. On disait tout à l’heure, dans la matinale de Radio Classique, qu’on était en train, en Ukraine, de mobiliser les hommes de 55 à 60 ans, ce qui prouve quand même qu’une inquiétude violente règne sur… tout à l’heure, on parlait de la première invasion qui a fini par échouer, c’est-à-dire le raid sur Kiev ; est-ce que vous avez ce matin des indications qu’il pourrait y avoir une offensive des Russes qui serait violente, marquante, imposante, dans les jours qui viennent ?

R - Vous avez entendu le discours de Vladimir Poutine. Il a réitéré ses objectifs de guerre, donc la stratégie de la Russie n’a pas changé depuis le premier jour de cette guerre. Et les Ukrainiens font face à une nouvelle mobilisation russe, à des efforts pour relancer l’offensive sur différents points de la ligne de front sur le Donbass. En effet, ils sont eux aussi en train d’essayer de renforcer leurs capacités. Et c’est tout l’objet de notre soutien, aujourd’hui, que d’accélérer ce dernier en matière d’équipement à l’Ukraine. Vous savez que nous les aidons, y compris en matière de formation : il y a aujourd’hui des Français déployés, des formateurs français déployés en Pologne pour former des soldats ukrainiens, mais également des soldats ukrainiens sur le sol français qui bénéficient d’une formation dans le cadre de notre soutien à la légitime défense exercée aujourd’hui par l’Ukraine.

Q - Merci Anne-Claire Legendre, nous étions en direct donc avec vous, je rappelle que vous êtes porte-parole du Quai d’Orsay."