Entretien avec le Professeur Rapak. 130 ans de l’Institut de philologie romane de l’Université Jagellonne de Cracovie : histoire, enjeux et perspectives pour les lettres françaises en Pologne.

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13 février 2023

L’Institut de Philologie Romane (pol : Instytut Filologii Romanskiej) de la prestigieuse Université Jagellonne (UJ) de Cracovie a fêté, le 14 octobre 2022, ses 130 ans. A l’occasion d’une cérémonie, qui a permis de revenir sur l’histoire de l’Institut, son développement, son ouverture à de larges horizons et ses accomplissements dans le domaine de la recherche, son directeur, le Professeur Wacław Rapak, a accordé un entretien au service de coopération scientifique et universitaire de l’ambassade de France en Pologne et au consulat général de France à Cracovie. Ce fut l’occasion d’évoquer avec une personnalité cracovienne incontournable la place de la langue française en Pologne et à l’université ; la situation et l’avenir de la francophonie dans le pays ; l’actualité littéraire et les enjeux de la recherche en littérature.

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Monsieur le Professeur, Wacław Rapak

Institut Français : Monsieur le Professeur, Wacław Rapak, vous êtes depuis 2016 le directeur de l’Institut de Philologie Romane (IFR) de l’Université Jagellonne de Cracovie qui fête aujourd’hui ses 130 ans. C’est un très bel événement pour cet Institut, qui regroupe les philologies romanes (langue française) ; italienne ; espagnole ; portugaise et roumaine. Pouvez-vous revenir brièvement sur son histoire, sa création dans le Cracovie de la fin du XIXème siècle, son évolution ?

Wacław Rapak : Quand l’IFR a été créé, en 1892, la Pologne était rayée de la carte de l’Europe. C’était l’époque des « parties » ; c’est à dire que le pays avait été partagé entre les trois grands empires voisins (autrichien, prussien et russe). Cracovie et ses environs se trouvaient dans la région historique qu’on appelait alors la Galicie. Cette dernière était rattachée à l’Empire austro-hongrois, que l’Empereur – le célèbre François-Joseph – administrait depuis Vienne. Contrairement aux dirigeants des autres « parties », il était une chance pour les Polonais qu’il devînt, au fil des années, de plus en plus libéral. La Galicie jouissait d’une autonomie beaucoup plus grande dans le domaine administratif, culturel, mais aussi académique, où s’exerçait une relative liberté d’expression, permettant également l’enseignement en langue polonaise. Ainsi l’Empereur a donné la permission aux autorités de l’université d’ouvrir la chaire de philologie romane. A l’époque, il y avait une volonté de développer à Cracovie l’enseignement des langues étrangères. Fait intéressant : c’est un germanisant, Maksymilian Kawczyński, qui tenait beaucoup à l’ouverture d’une philologie romane à UJ. Il avait une vision particulière de ce projet : après avoir obtenu son doctorat à Lipsk (Leipzig, en Allemagne), en littérature allemande, il avait acquis son habilitation à l’université de Lviv en 1882, puis dans la même ville, une deuxième habilitation en philologie romane en 1887. Il avait donc fait une partie de ses études en français. Ainsi, en 1892, à l’ouverture de la chaire de philologie romane à Cracovie, Maksymilian Kawczyński en est naturellement devenu le premier directeur.

Le tournant des XIXème – XXème siècles était propice au développement de la philologie romane ; elle a eu la chance de pouvoir se développer à cette époque. Puis, il y a eu une rupture au moment de la Grande Guerre. Se sont alors succédé plusieurs professeurs, eux-aussi éminents, qui ont marqué l’histoire de l’Institut, comme le Prof. Stanisław Stroński ou le Prof. Władysław Folkierski. Ils menaient des activités politiques en même temps que leur carrière académique, œuvrant pour que la Pologne recouvre son indépendance. Les deux intéressés ont par ailleurs fait partie du gouvernement polonais provisoire à l’étranger (en exil) pendant la Guerre.

Dans l’Entre-deux-guerres, l’étude des langues romanes était très populaire parmi les étudiants qui, tout en étudiant le français, avaient également l’occasion d’apprendre d’autres langues romanes, tels l’italien, l’espagnol et le roumain. Pendant la seconde Guerre mondiale, sous l’occupation allemande, tout enseignement libre est devenu interdit, les cours de philologie romane étaient suspendus. Le 11 octobre 1939 est un jour sombre pour l’Université Jagellonne : la quasi-totalité des professeurs ont été convoqués dans le Collegium Novum, ils ont été raflés, emprisonnés, et une partie d’entre eux a péri dans les camps. C’était la “zonder action”. Dans la terreur, un enseignement clandestin s’est développé, les intellectuels dissidents organisaient des “universités volantes”, dans des endroits secrets, le plus souvent des appartements privés. Il faut ici souligner le rôle exceptionnel de Dr. Maria Malkiewicz-Strzałkowa, qui a contribué à cet enseignement sous-terrain pendant trois ans. C’était une femme extraordinaire : malgré de nombreuses oppositions et la menace d’une arrestation, elle a réussi à sauver une grande partie de la collection de livres de la philologie romane. Nous lui devons beaucoup ! La bibliothèque avait été ouverte fin XIXème siècle à l’Institut. Le bâtiment et des milliers d’ouvrages sont été détruits par les Nazis et les Soviétiques.

Grâce à l’implication du Prof. Strzałkowa, la philologie romane a rouvert après la Guerre, en 1945. Les études romanes ont conservé leur caractère d’avant-guerre, proposant des études en littérature et langue françaises. A Cracovie, en raison de la présence d’une élite intellectuelle, le français dominait, c’était une langue incontournable. Apprendre le français était devenu comme un réflexe, après six ans de domination allemande : c’était la langue de la culture, de la diplomatie. Encore dans les années 1970, tous les “polonisants” - c’est à dire les étudiants et les professeurs du département de langue et littérature polonaises - étaient francophones. Malgré tout, dans l’immédiat après-Guerre, l’enseignement libre n’existait pas vraiment. De 1949 à 1952, la Pologne a souffert “l’Epoque stalinienne” : les universités n’avaient plus d’indépendance et étaient soumises à une rude censure. Heureusement la philologie romane n’a pas disparu (à la différence par exemple de la philologie germanique…) En 1956, est intervenu le “dégel”, aussi appelé la période la “petite stabilisation” : le réformiste Władysław Gomułka, qui incarnait un socialisme polonais que ne supportait pas Staline, est libéré (en même temps que le Cardinal Wyszyński). A été initiée une relative ouverture de la Pologne à l’ouest, l’accès aux livres et aux traductions est devenu plus facile, davantage de représentations théâtrales ont été autorisées.

Les années 1960 et 1970 ont été plus linéaires : le Prof. Zygmunt Czerny, éminent spécialiste de la littérature française et francophone, qui avait ouvert la philologie romane de Toruń, est devenu directeur de l’Institut à Cracovie. Avec le Prof. Witold Mańczak et la Prof. Strzałkowa - qui sera aussi par deux fois directrice avant sa mort soudaine en 1975 – ils avaient déjà en tête d’ouvrir les horizons de cet Institut et de créer des chaires mettant à l’honneur d’autres langues. Ce fut chose faite : en 1973, a ouvert la philologie italienne ; en 1975, celle d’espagnol ; en 1975 également, la roumaine. Je tiens à préciser que l’évolution de l’Institut a continué et ne s’est pas arrêtée là ! Depuis 2008, nous sommes fiers de proposer la philologie portugaise. Nous avons développé une multiculturalité importante, diversifiant les cultures, les pays représentés, et même les régions, grâce à l’apprentissage de certaines langues locales (comme le catalan ou le galicien). Avant, toutes les philologies se partageaient en petites philologies ; aujourd’hui notre fonctionnement est global et nous travaillons ensemble.

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Université Jagellonne de Cracovie, Collegium Novum

Institut Français : Merci pour ce panorama historique très riche. Pouvez-vous maintenant nous raconter votre histoire ? Comment a débuté votre aventure avec le français ?

Wacław Rapak  : A vrai dire, ce choix a été le fruit du hasard ! Né à Jelenia Góra, en Haute-Silésie, je me suis retrouvé à l’école à Bytom, où il y avait un bon lycée. Pour y entrer, il fallait passer un examen. Le français était proposé dans cet établissement.

Je vais évoquer ici un classique, une très belle œuvre de la littérature polonaise : Madame, d’Antoni Libera, un grand dramaturge. Le narrateur du roman raconte ses études secondaires avec une professeur de français, dont il tombe amoureux, même si l’interprétation de ces sentiments est laissée au lecteur. Pour moi, ça a été un peu pareil : j’avais, au lycée de Bytom, une excellente professeur de français. Elle faisait partie de ces Polonais nés en France, dont la famille avait été rapatriée en Pologne. Alors qu’au départ, je voulais étudier la philologie polonaise (polonistyka), en déposant les papiers en préparation de mon entrée à l’université, le directeur de l’établissement m’a appelé. “Le français est ton avenir  !” ont dit le directeur et cette fameuse professeur. Je me suis donc laissé convaincre et ai commencé mes études de langue et littérature françaises à l’Université Jagellonne de Cracovie. Encore une fois, il y avait à l’époque un examen à réussir pour y rentrer. Cette procédure à aujourd’hui disparu et l’entrée est beaucoup plus libre.

Institut Français : Comment se sont déroulées vos études ?

Wacław Rapak : Passionnantes, même si c’était exigeant. Un des tournants a été un stage de langue réalisé à Cracovie, après les vacances d’été, dans les années 1970. Tous les ans, la France finançait de tels stages de français, avec la participation de lecteurs venant spécialement en Pologne. Un de ceux-ci m’a donné un recueil de poésie d’Henri Michaux, poète belge naturalisé français. J’ai vécu cette découverte comme une révélation et ai consacré une grande partie de ma carrière à l’œuvre de cet auteur. Encore une fois, le hasard !
A la même période, j’ai également eu la chance d’obtenir une bourse pour effectuer une année d’études à Nancy. Plus tard, j’ai été par deux fois lauréat de la bourse du gouvernement français. Cela m’a donné l’occasion de faire la connaissance de grands professeurs français et belges. Parmi eux, Henri Meschonnic, traducteur, écrivain et poète français, qui est venu deux fois en visite en Pologne.

Institut Français : Dans quel contexte avez-vous évolué avec le français ?

Wacław Rapak : L’époque favorisait l’apprentissage et la passion. Dans les années 1960, il y avait une domination de la culture française en Pologne. Les visites de Juliette Gréco et Gilbert Bécaud avaient été légendaires. Dans notre pays, nous entretenons une véritable tradition des cabarets. Les spectacles, plutôt courts, sont souvent des sketches de nature satyrique accompagnés de musique et présentés par un petit groupe d’artistes. La culture des cabarets était également très imprégnée par la culture française. D’un certain point de vue, on peut dire que cette influence artistique populaire n’a pas cessé en Pologne : des chanteurs francophones comme Céline Dion, Garou, Zaz, ont eu un succès fou ces dernières décennies.

Institut Français : Qu’en est-il de votre carrière académique ? Avez-vous également œuvré hors de Cracovie ? Quelles ont été vos expériences dans d’autres philologies romanes ?

Wacław Rapak : Oui ! Bien que je sois lié à Cracovie et resté fidèle à l’Université Jagellonne, j’ai aussi travaillé ailleurs en Petite-Pologne. Quand elle était directrice de l’Institut, Mme Świątkowska m’avait informé qu’une section de français s’ouvrait dans la ville de Tarnów (à 80 km à l’est de Cracovie). J’ai donc commencé une double carrière en y enseignant. En 1998, ils ont ouvert là-bas L’École nationale supérieure professionnelle (aujourd’hui Académie de sciences appliquées de Tarnów). J’ai été chargé d’ouvrir une philologie romane. Malgré nos efforts, il a été difficile de trouver un grand nombre d’intéressés, la ville est plutôt petite. Cette philologie traverse aujourd’hui une période de crise. Mais j’en garde un très bon souvenir.

En parallèle, j’ai poursuivi ma carrière à UJ ; je suis devenu titulaire de la chaire de littérature française. En 2005, j’ai obtenu mon habilitation (à diriger des recherches). En 2016 j’ai été nommé professeur titulaire. Et depuis 2016, je suis directeur de l’Institut de philologie romane. Au total, je cumule 45 ans à l’IFR UJ et 25 ans à Tarnów - soit 70 ans de carrière dans deux établissements : autant que mon âge !

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Monument d’Adam Mickiewicz, statue en l’honneur du grand poète polonais

Institut Français : Parlez-nous justement de votre fonction de directeur de l’IFR, depuis plus de six ans. Quels projets avez-vous développés ? Quels sont les principaux accomplissements ?

Wacław Rapak : Diriger cet Institut est en même temps une grande responsabilité et une grande joie. Il s’agit actuellement de mon second mandat. La chose dont je suis le plus heureux, c’est d’avoir su bâtir une vraie équipe de scientifiques (littéraires et linguistes), qui accueille la jeunesse, qui est active, qui publie. La situation des jeunes chercheurs est difficile en Pologne. Ainsi, c’est une fierté de pouvoir trouver des nouveaux enseignants, de leur proposer des postes, de leur offrir la possibilité de mener dans notre Institut une carrière académique.

Institut Français : Pourquoi la situation des jeunes chercheurs est-elle justement difficile aujourd’hui en Pologne ?

Wacław Rapak : Beaucoup de jeunes quittent l’université car il n’y a pas de postes. La faute en incombe principalement au nouveau système des Ecoles doctorales, qui s’applique à l’échelle nationale. Un numerus clausus est fixé par l’université en fonction des disponibilités financières, ce qui limite considérablement l’ouverture de nouveaux postes. Le cursus doctoral, prévu sur une durée de quatre ans, se compose de deux étapes, de deux ans chacune. Les doctorants sont payés, même s’il y a aussi la possibilité de réaliser un doctorat en externe, sans rémunération. Malheureusement, même les étudiants rattachés à l’Ecole doctorale n’ont pas la certitude d’obtenir un poste dans leur alma mater (université où ils ont soutenu leur thèse) à l’issue de ce parcours. Ils se retrouvent dans une situation délicate et cela les décourage. Actuellement, nous avons 6-7 doctorants à l’IFR.

Institut Français : Dans ces conditions, quel est l’état de la philologie romane et de la francophonie à Cracovie ?

Wacław Rapak : Une tendance plus globale s’observe également, y compris à Cracovie : à présent, les jeunes sont moins intéressés par les études de philologie romane ; et ils sont aussi de moins en moins à vouloir se lancer dans une carrière universitaire. A l’IFR UJ, les candidats à l’entrée en licence sont toujours nombreux, mais on remarque un déclin au moment de l’entrée en Master. Cela constitue un vrai défi.

Il faut cependant être prudent : on ne peut pas parler d’un déclin du français, comme si celui-ci était en voie de disparition. Nous avons toujours des inscrits à l’IFR. Les effectifs fluctuent selon les périodes et les philologies. Mais l’intérêt pour la langue perdure. Bien sûr, il convient d’être conscient du caractère exceptionnel de Cracovie. Je regrette par exemple beaucoup l’absence d’enseignement du français dans les collèges (gimnazjum) à Tarnów.

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L’Institut de Philologie Romane de l’Université Jagellonne de Cracovie, jubilé du 14 octobre 2022

Institut Français : Vous attestez du problème bien connu du déclin progressif de la langue française en Pologne. Quelle est votre attitude vis-à-vis de la langue de Molière face à l’omniprésence de l’anglais ?

Wacław Rapak : L’hégémonie de l’anglais est un problème. L’anglais qui domine aujourd’hui dans la société, ce n’est pas une langue de culture et de littérature, mais est, dans la majorité des cas de figure, un langage à caractère utilitaire. Pour utiliser le vocabulaire de l’Eglise - avec amusement – je suis personnellement adepte de la propaganda fide : je m’efforce toujours de continuer à parler français, même lors des rencontres à caractère international. Je soutiens totalement les postures des diplomates français qui continuent à utiliser leur langue et refusent de céder à la facilité de l’anglais.

Institut Français : Comment aidez-vous vos étudiants à améliorer leur connaissance de la langue française ? Les incitez-vous à la mobilité en France ou dans les autres pays francophones ?

Wacław Rapak : Absolument. Par le biais du programme Erasmus, notamment. Même s’il est dommage que trop peu d’étudiants réalisent une partie de leurs études en France. Certains partent un semestre en échange, mais ce n’est pas la même chose : pour être un bon linguiste, on est face à la nécessité de parler la langue du pays, de vivre là-bas un certain temps, d’apprendre des idiomes. Il me tient à cœur de promouvoir cette mobilité.

Institut Français : Vous faites partie de l’Association académique des romanistes polonais – PLEJADA ; qui fête début décembre ces 20 ans. Quel regard portez-vous sur cette association ?

Wacław Rapak : Son rôle est important. Je suis moi-même membre fondateur de cette association et ai fait partie du comité organisateur pendant 2-3 ans. Elle organise chaque année l’Ecole doctorale des pays de Višegrad, un cycle de séminaires très utile aux doctorants en Europe Centrale. Elle dispose également d’une plateforme en ligne, où elle propose des supports et des cours particuliers. Plejada initie des rencontres entre les directeurs des Instituts de philologie romane de toute la Pologne, ce qui nous permet de rester soudés.

Institut Français : Parlons maintenant littérature. Le Prix Nobel a été décerné cette année à Annie Ernaux, écrivaine française, que vous connaissez bien. Quelle a été votre réaction et comment avez-vous reçu la nouvelle ?

Wacław Rapak : A vrai dire, j’en ai été immédiatement informé et j’ai été ravi. J’aime beaucoup Annie Ernaux et j’avais d’ailleurs rédigé un court texte, il y a plusieurs années, sur son récit autobiographique Les Années. Nous l’avons publié sur le site de l’Université, le lendemain de l’annonce de la décision de l’Académie de Stockholm. Le jour de l’événement, je dirigeais une réunion et on m’a tout de suite appelé pour que je réagisse à la radio. Depuis la création du Nobel, 16 Français ont reçu le prestigieux prix ; parmi lesquels un seul a refusé (Jean-Paul Sartre en 1964, ndlr). Annie Ernaux est la première femme française à être distinguée. Je pense que des événements comme le Prix Nobel peuvent être un plus pour l’attractivité de la langue et de la littérature françaises.

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Annie Ernaux, Les Années. Traduction polonaise de Krzysztof Jarosz et Magdalena Budzińska. Editions Czarne, 2021

Institut Français : Vous êtes spécialiste d’Henri Michaux, qui vous a suivi toute votre carrière - on peut dire toute votre vie.

Wacław Rapak : C’est exact. Après une première étude consacrée à son “époque verte”, et une deuxième dédiée à son Voyage en Equateur ; mon troisième travail sur son texte Un certain Plume, écrit dans les années 1930, devrait paraître en 2023.

Institut Français : Avez-vous également traduit certaines de ses œuvres ?

Wacław Rapak : Oui. L’an dernier, est paru aux éditions « Biuro Literackie » le recueil de poèmes d’Henri Michaux Meskalina i muzyka – la traduction de Mescaline et la musique – fruit d’une coopération commune avec Jakub Kornhauser.

Institut Français : En tant que Professeur de lettres et grand lecteur, quels sont vos auteurs de langue française préférés ?

Wacław Rapak : Albert Camus est mon auteur de roman préféré. J’aime son honnêteté et je me sens proche de lui. Bien sûr, il y a aussi Maurice Blanchot, au premier récit duquel j’ai consacré un texte. Cet écrivain a beaucoup contribué à mon parcours intellectuel. Ensuite, je dirais Georges Perec. Une de mes doctorantes travaille actuellement sur son œuvre. Son célèbre roman La disparition a récemment été traduit en polonais (sous le titre Zniknięcia, avec le soutien de l’Institut Français, ndlr). Ce livre est émouvant car, par un jeu littéraire sophistiqué, l’auteur y évoque la disparition de ses proches, de sa famille : Perec était issu d’une famille juive polonaise. Né en 1936, ses parents se sont rencontrés à Paris. Son père perd prématurément la vie lors d’une offensive allemande, en 1940, en voulant servir sous les drapeaux français. Sa mère a été raflée en 1943 dans la capitale, puis déportée à Auschwitz. Georges Perec fait donc lourdement écho à l’histoire polonaise. Je recommande aussi L’Automne à Pékin, de Boris Vian, où il n’est pas question de l’automne, ni de Pékin. C’est une vraie provocation littéraire ! Mais je reste fidèle à Henri Michaux, qui demeure mon incontournable.

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Henri Michaux. Meskalina i Muzyka. Tradution polonaise de Jakub Kornhauser et Wacław Rapak. Editions Biuro Literackie, 2021

Institut Français : Et en littérature polonaise, qui recommanderiez-vous ?

Wacław Rapak : J’aime beaucoup Radek Rak, auteur de fantaisie et vétérinaire de formation. Il développe des thématiques historiques dans ses livres et s’inspire des mythes et légendes locaux. Il y a également Andrzej Stasiuk, journaliste, écrivain et dramaturge, davantage connu en France.

Institut Français : Évoquons la géographie et les voyages. Quels endroits, quelles villes affectez-vous particulièrement, en France, en Pologne, en Europe… ?

Institut Français : La réponse est simple : Paris en France ; et Cracovie en Pologne. Ce sont tout simplement mes villes préférées. En troisième position vient Barcelone, en Espagne, car j’adore l’architecture moderniste. Enfin, récemment, j’ai découvert Lisbonne et une partie du Portugal, qui m’ont beaucoup plu.

Institut Français : Les étudiants d’Institut de Philologie Romane de l’Université Jagellonne participent chaque année à l’édition “Choix Goncourt de la Pologne”, prix littéraire créé en 1998 à l’initiative de l’Institut Français et, en partie, de votre Institut et de Madame Marcela Świątkowska, votre directrice à l’époque, en accord avec l’Académie Goncourt. Que pouvez-vous nous raconter sur cette manifestation incontournable ?

Wacław Rapak : C’est un très bel événement ; le rendez-vous annuel des jeunes romanistes. J’avais eu l’occasion de modérer la rencontre avec Michel Houellebecq, lors de sa venue à Cracovie, en 2011. L’année d’avant, il avait remporté le Goncourt polonais pour son livre La carte et le territoire. Frédéric Beigbeder, une personnalité adorable, a été par deux fois lauréat du prix. Il s’était également rendu chez nous après sa victoire pour son roman Windows on the World (en 2003).

Le premier lauréat de l’histoire de ce prix local était Pierre Assouline, d’abord auteur de biographies et distingué alors pour son premier roman La Cliente. Les étudiants avaient été si enthousiasmés par cette œuvre qu’ils avaient exprimé la volonté de le traduire. Pierre Assouline avait alors pris la décision que ces jeunes, avec mon aide, assureraient la traduction. Cette dernière est parue aux éditions « Noir sur Blanc », sous le titre Klientka (2001). La même histoire s’est reproduite avec le livre 99 francs, de Frédéric Beigbeder (lauréat de la 3ème édition, en 2000). Le Consulat de Cracovie et l’ambassade de France avaient obtenu de l’Académie Goncourt que les étudiants des philologies romanes traduisent l’œuvre (parue aussi aux éditions « Noir sur Blanc »). L’enjeu était alors : quel titre lui donner ? En effet, à l’époque, 99 francs était le vrai prix du livre dans les librairies françaises. La seconde édition a d’ailleurs déjà porté le titre 14 euros. Nous avons donc opté pour…29,99 zlotys !

Institut Français : Qu’en est-il de l’édition de cette année ?

Wacław Rapak : Cette année, Le cœur ne cède pas de Grégoire Bouillier a remporté la 25ème édition. Cet anniversaire a été l’occasion d’une grande fête pour les philologies romanes de Pologne. Il s’agit de la première visite à l’étranger de l’Académie Goncourt de Paris, qui vient spécialement à Cracovie, en raison du prestige du prix. Cela constitue une double fierté, car en 1998, le “Choix Goncourt de la Pologne” était la première version étrangère du prix Goncourt.

Institut Français : Ce mois de décembre, vous fêtez vos 70 ans. 2022 aura donc été une véritable année de jubilé ! Les Instituts Français de Varsovie et de Cracovie vous adressent leurs meilleurs vœux et beaucoup de belles aventures à venir avec la littérature française. Merci beaucoup à vous, M. le Professeur Rapak, pour cet entretien passionnant.

C’est à moi de vous remercier chaleureusement.

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Panorama de la ville de Cracovie

Entretien conduit, le 14 octobre 2022, à Cracovie, par :
Emeline Quintin, Chargée de Coopération Scientifique et Universitaire à l’Institut Français de Pologne
avec l’aide de
Pauline Rouchouze, Chargée de mission auprès de la Consule Générale de France à Cracovie

Rédactrice :
Emeline Quintin, Chargée de Coopération Scientifique et Universitaire à l’Institut Français de Pologne