Entretien avec la Docteur Claude Grison et focus sur le concept d’écocatalyse

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30 mars 2023

L’Institut français de Pologne et le Goyki 3 Art Inkubator organisent l’édition 2023 de la Nuit des idées qui se déroule à l’hôtel Sofitel Grand Sopot, les 30 et 31 mars 2023. Cette édition, dédiée à la thématique de l’Anthropocène, invite à s’interroger, à l’heure du réchauffement climatique, sur la place prise par les dynamiques d’accumulation et de consommation comme ressorts essentiels de notre modernité ; à poser la question des conséquences sur les écosystèmes de l’accélération du monde et de l’intensification des modes de vie.

À cette occasion, Claude Grison, Directrice de recherche au CNRS et Directrice du laboratoire de Chimie Bio-inspirée et Innovations écologiques (CNRS – Université de Montpellier), prendra part aux débats, ce jeudi 30 mars. Elle est à l’origine du concept de l’écocatalyse qui a fait émerger un nouvel axe de recherche à l’interface de la chimie bio-inspirée et de l’écologie scientifique.

Claude Grison est l’auteur de 175 publications et ouvrages, 45 brevets et 191 conférences. Ses travaux ont été récompensés par 13 prix scientifiques, dont le prix de l’inventeur européen 2022 ; le prix A. Joannides de l’Académie des Sciences 2016 ; le prix Homme-nature de la fondation Sommer 2016 et la médaille de l’innovation du CNRS 2014. La chercheuse, également membre de l’Académie Nationale de Pharmacie et de l’Académie européenne des sciences, a accordé un entretien au pôle de coopération scientifique et universitaire de l’Institut français de Pologne.

Institut français de Pologne : Docteur Claude Grison, vous allez intervenir à l’occasion de l’édition 2023 de l’événement La nuit des idées en vous penchant sur le concept d’« innovation pour réparer le monde ». Ce titre s’inscrit dans la lignée de vos résultats de recherche, vous qui êtes à l’origine du concept d’écocatalyse. Pourriez-vous, s’il vous plaît, nous en faire la présentation ?

Claude Grison : La conceptualisation de cette approche scientifique d’écocotalyse a trouvé sa genèse à travers l’objectif que poursuivent mes recherches : la quête de solutions fondées sur les ressources que nous offre la nature afin de restaurer des sols dégradés et contaminés, mais également de dépolluer l’eau par des processus écologiques et performants. Vous l’avez compris, ce concept s’inscrit indubitablement dans le cadre du développement durable car il s’agit de ne pas générer de déchets, voire pire, d’utiliser de produits toxiques.
Je me réjouis donc de pouvoir vous assurer que l’objectif a pu être atteint par la découverte des capacités d’adaptation uniques et remarquables des plantes.

De cette découverte ont découlé nombre de publications et de solutions déployées à grande échelle qui ont rapidement dépassé le cadre de la recherche, pour intégrer le milieu industriel. En effet, il convient de ne pas oublier la réalité économique qui s’impose à tout chercheur pour initier un procédé innovateur et de facto réussir à obtenir des retours financiers à la suite des moyens mis en œuvre. Afin de lever ce verrou, il convenait, après ce remarquable travail de dépollution, de transformer ces plantes en des outils utiles. Cette plus-value économique est désormais permise par l’écocatalyse, qui transforme ces plantes chargées en polluants en outils utiles et incontournables pour une chimie nouvelle, verte et durable.

Institut français de Pologne : Vous êtes chimiste et vous êtes consacrée aux processus de dépollution des sols et milieux aquatiques par les plantes depuis 2008. Pourriez-vous nous expliquer les différentes étapes pour parvenir à la restauration des écosystèmes dégradés et pollués ?

Claude Grison : Tout d’abord, il est important de distinguer les processus de dépollution qui diffèrent. En effet, j’ai pu observer sur des sites miniers au degré de contamination très élevé – non loin de mon laboratoire à Montpellier et il en est de même pour la Pologne – la capacité des plantes à s’adapter à une forte pollution grâce au processus de phytoextraction. L’extraction des métaux, comme le zinc, s’opère par leurs racines qu’elles transférèrent dans leurs feuilles, afin de s’en protéger, comme des hyperaccumulateurs. Pour utiliser ces plantes et les déployer à grande échelle, il a fallu appréhender leur physiologie hors norme, raison pour laquelle on qualifie ce phénomène de folie végétale. Après avoir réussi à les démultiplier sur plusieurs hectares, deux bénéfices sont apparus : la protection des sols par la diminution de leur concentration de polluants et la constitution d’un couvert végétal protecteur qui permet in fine une dépollution effective.

Dans les milieux aquatiques comme dans les zones humides, je me suis aperçue que les plantes flottantes parvenaient à se nourrir sans que leurs racines ne pénètrent le fond des rivières ou des berges ; cela grâce au développement d’un système racinaire qui capte le moindre nutriment dans l’eau, sans faire la distinction entre un élément nutritif et métallique. En tant que chimiste, je me suis intéressée à ce phénomène car les quantités qu’elles arrivent à emmagasiner, grâce à leurs antennes moléculaires, sont extraordinaires, ce qui en est très perturbant. Cette particularité à l’échelle moléculaire permet de constater qu’une plante morte possède une efficacité équivalente à une plante vivante. La transformation en poudre végétale, puis en éponge à métaux des racines de ces plantes aquatiques a permis la construction de grands prototypes pilotes qui parviennent à assainir d’immenses espaces.

Institut français de Pologne : Dans le milieu naturel, à grande échelle, en combien de temps se fait la dépollution par les plantes ?

Claude Grison : On dénote, à nouveau, une grande différence entre la dépollution terrestre, qui s’effectue au cours de plusieurs décennies, a contrario de la dépollution aquatique, quasi-instantanée et extrêmement puissante. Cette différence notable s’explique par le phénomène élaboré nécessitant que la plante amorce son processus de croissance sur un sol contaminé et qu’elle parvienne, au cours de sa maturation, à extraire graduellement et efficacement les métaux. A titre d’exemple, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie en France estime qu’il faudrait cinquante ans pour que des plantes parviennent à la restauration des écosystèmes terrestres sur des milieux très pollués.

Institut français de Pologne : Une fois le rôle de ces plantes rempli, que deviennent-elles ? Sont-elles recyclées afin d’en extraire les produits toxiques ?

Claude Grison : En effet, je vous le confirme le concept des écocatalyseurs présente l’intérêt d’absorber les métaux lourds tout en permettant la valorisation de cette matière polluée dans le cadre d’un recyclage écologique. C’est d’ailleurs pour cette innovation que j’ai obtenu le prix de l’inventeur européen 2022, décerné par l’Office européen des brevets. La difficulté majeure était de faire réagir les molécules entre elles et pour y parvenir, j’ai ajouté un catalyseur dont nombre d’entre eux se révèlent être des métaux, comme le zinc particulièrement utilisé en chimie. Mon raisonnement initial était d’éviter de perpétuer l’extraction de minerais de zinc pour obtenir ces catalyseurs, j’ai donc mis à profit les plantes ayant naturellement capté le zinc pour les transformer en catalyseur sous forme de poudre. Ces écocatalyseurs se sont, en outre, révélés plus performants dans un certain nombre d’exemples, car la réactivité s’avère décuplée par les plantes.

Ce concept a, par la suite, été étendu au palladium, aux métaux stratégiques et aux terres rares (métaux et composés métalliques) que l’on ne trouve pas en Europe et dont la consommation est fondamentale dans les domaines de l’électronique, des énergies vertes et de l’industrie pharmaceutique. Il s’agit là d’une petite révolution, car n’oublions pas qu’à terme nous risquons d’avoir épuisé les quantités de métaux rares, d’ici 2035.

L’écocatalyse initie donc une chimie intégralement repensée avec une empreinte environnementale quasi-nulle, exclusivement fondée sur les végétaux et qui permet de se projeter dans la période de « l’après pétrochimie ».

Institut français de Pologne : En votre qualité de fondatrice et directrice du laboratoire Chimie Bio-inspirée de Montpellier, pouvez-vous nous dire si l’on a d’ores et déjà une estimation des limites de la méthode de dépollution par écocatalyse ?

Claude Grison : En ce qui concerne la restauration des écosystèmes terrestres, nous demeurons tributaires des capacités naturelles des plantes à extraire les métaux. Les principales plantes accumulatrices de métaux peuvent absorber le zinc, le nickel et le manganèse. À mon sens, en tant que chercheur, il nous est primordial de rester humbles, la nature s’adapte mais une plante ne peut malheureusement pas accumuler l’ensemble des métaux que l’on souhaiterait. Par exemple, aujourd’hui, l’Europe projette le tout-électrique pour les véhicules, d’ici à 2035, ce qui accroît considérablement la demande de cobalt. Cependant, à ce jour, aucune plante n’est capable de l’extraire du sol dans des proportions intéressantes.

En revanche, avec la poudre végétale issue des racines des plantes aquatiques et des zones humides, il est possible de recycler et récupérer dans l’eau, la quasi-totalité des éléments métalliques. Les limites sont infimes.

Ces deux méthodes de dépollution sont par ailleurs complémentaires, puisqu’au sein des batteries, outre le cobalt, sont présents le nickel et le manganèse.

Institut français de Pologne : La pollution atmosphérique – liée, entre autres, à l’utilisation massive du charbon – ainsi que celle des eaux et des sols sont telles que 27 zones de Pologne sont écologiquement menacées. Envisagez-vous des coopérations avec des chercheurs polonais ou bien vos recherches innovantes permettent-elles déjà d’envisager une utilisation à grande échelle des écocatalyseurs ?

Claude Grison : Je suis justement en étroite collaboration avec une équipe de chercheurs polonais de Wrocław et j’ai notamment eu la chance, en 2004-2006, d’accueillir dans mon laboratoire en qualité de codirectrice de thèse un doctorant polonais, M. Tomasz Olszewski, lauréat d’une Bourse du Gouvernement Français. Notre collaboration est particulièrement aboutie, puisqu’encore aujourd’hui nous éditons des publications conjointes et nos recherches portent, à ce jour, sur le potentiel d’une plante hyper accumulatrice de zinc, Arabidobsis halleri présente en Pologne. Pour l’anecdote, je co-encadre actuellement une thèse qui se trouve être, cette fois-ci, financée par la Pologne.

Institut français de Pologne : En économie, l’innovation peut se définir comme la rencontre d’une découverte scientifique et d’un marché. La dépollution par les écocatalyseurs en est-elle toujours à l’échelle des travaux de recherche fondamentale ou bien des procédés industriels sont-ils déjà disponibles à ce jour ?

Claude Grison : J’ai, à ce propos, créé la société BioInspir qui a donné une dimension industrielle au concept d’écocatalyse et produit ainsi les premiers solvants 100% biosourcés et biodégradables. La société développe une filière complète dont les activités comprennent la production de filtres végétaux pour dépolluer l’eau, par la transformation des poudres végétales chargées de métaux en écocatalyseurs et par la production de molécules spécifiques.

Institut français de Pologne : A la lecture du 6e rapport du GIEC, publié il y a quelques jours et qui est toujours plus alarmant, pensez-vous que les apports de la chimie verte et durable constituent des procédés de remédiation incontournables pour lutter durablement contre les dommages d’origine anthropique et contribuer au ralentissement du réchauffement climatique ? Et si oui, dans quelles proportions ?

Claude Grison  : La question est ardue, le rapport du GIEC est désastreux, je m’estime chanceuse en tant que chercheur de consacrer mon énergie à la quête de solutions qui j’espère permettront d’avoir un impact positif, toutes proportions gardées. Cela me permet de souligner que les solutions écologiques de restauration des sols, de dépollution de l’eau, mais aussi de protection des zones humides permettent l’absorption des excédents de chaleur. Le développement à plus grande échelle reste mon souhait afin de décupler les solutions de remédiation. Néanmoins, le changement de notre mode de fonctionnement reste vital, notamment lorsque l’on prend conscience de l’échelle de temps qu’implique le processus de dépollution. S’il nous faut peu de temps pour détruire un écosystème, a contrario sa restauration demande des décennies, ce qui devrait inciter à la réflexion. J’espère que l’écocatalyse qui s’évertue à se distinguer de la chimie conventionnelle, dont l’impact environnemental est majeur, permettra de proposer une chimie alternative dans le respect de la nature et de l’environnement, à condition que l’on se donne le mal de s’y intéresser et de la soutenir !

Je tiens tout à vous remercier, au nom de l’Institut français de Pologne et de l’ambassade de France en Pologne, d’avoir accepté cette interview. Nous vous souhaitons une pleine réussite dans la poursuite de vos recherches et des collaborations franco-polonaises dont vous nous avez fait part.

Pour assister à la retransmission de l’édition 2023 de la Nuit des idées, cliquez ici

Rédactrice
Aurore Petit, Chargée de coopération scientifique et universitaire à l’Institut français de Pologne
aurore.petit[at]diplomatie.gouv.fr