La recherche duale au Japon
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Japon
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Sciences et technologies de l’information et de la communication : TIC, télécoms, micro-nanotechnologies, informatique
23 juin 2020
Dans ce contexte marqué par l’Histoire, les projets de recherche duale ou militaire divisent les acteurs académiques japonais.
La recherche militaire au Japon : un tabou aux racines Historiques
De par l’implication de sociétés privées et de chercheurs japonais durant la Seconde Guerre mondiale, l’engagement de ces acteurs dans la recherche et le développement dans le domaine de la sécurité nationale est un tabou qui perdure aujourd’hui encore au Japon. En particulier, le « Science Council of Japan » (SCJ), organisation académique représentative de la communauté scientifique japonaise, est à l’avant-garde de l’opposition à la participation des scientifiques aux affaires militaires. Le SCJ est souvent considéré comme l’homologue de l’Académie des Sciences.
En 2015, le ministère de la défense japonais a formé, sous l’impulsion du premier ministre Shinzo Abe, son « agence des acquisitions, de la technologie et de la logistique » (ATLA). Cette agence a notamment pour mission de financer des projets de recherche fondamentale qui peuvent trouver une finalité dans le domaine de la Défense. Chaque projet peut obtenir jusqu’à 2 milliards de yens ( 17 millions d’euros) de subvention. L’agence insiste qu’elle « n’intervient pas dans ces recherches » et qu’elle « ne restreint pas la divulgation publique du fruit de ces recherches ».
En opposition, le SCJ a rédigé en 2017, une déclaration qui pointe du doigt l’intervention du gouvernement pour guider les activités de recherche vers un développement des technologies de Défense et demandant aux universités de réaliser un audit interne de leurs activités de recherche à cet égard. . Le SCJ de rappeler les termes de son texte fondateur de 1950 : « Nous ne nous conformerons jamais, à l’avenir, à des recherches scientifiques conçues à des fins de guerre », position réaffirmée dans sa déclaration de 1967 : « Nous ne mènerons aucune recherche scientifique à des fins militaires. »
Le pouvoir d’influence du Science Council of Japan
Le nombre de projets ATLA soumis par les universités (excluant ceux déposés par les sociétés privées et les instituts de recherche publics) n’a depuis cessé de dégringoler, passant de 58 en 2015 à 23 en 2016 lorsque le SCJ a commencé à formuler des critiques envers le fonctionnement de l’agence, jusqu’à atteindre le faible nombre de 9 en 2019. En particulier, l’université d’Hokkaido, qui avait reçu la subvention de l’agence depuis 2016, a décliné la subvention à partir de 2018, prétextant le respect de la déclaration du SCJ. L’Université de Kyoto et l’Université de Nagoya ont également adopté une politique exhortant leurs chercheurs à éviter les recherches associées au domaine de la Défense.
L’un des facteurs pouvant expliquer l’influence exercée par le SCJ et de ses prises de position sur le monde académique japonais est son implication dans l’allocation du budget gouvernemental pour la R&D (qui s’élève à environ 4 000 milliards de yens (33 milliards d’euros) par an). Le SCJ est une organisation spéciale placée sous la juridiction du Cabinet Office (cabinet du premier ministre) ayant pour mission d’aider le gouvernement dans la définition de sa politique scientifique. Alors que le ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports, des Sciences et de la Technologie (MEXT) décide de la répartition des dépenses de R&D, le SCJ propose tous les 3 ans au gouvernement un schéma directeur stratégique. Cité par le Japan News, un professeur d’une université témoigne : « Si le SCJ n’a pas à la bonne une certaine université, il est possible qu’elle soit désavantagée dans l’évaluation des projets qu’elle soumet ou dans l’allocation de postes à l’avenir. ».
Recherche duale et « allergie excessive »
Dans ce contexte, les recherches « duales » constituent un cas particulièrement difficile à juger. Dans le passé, l’innovation pouvait être tirée par les recherches militaires, dirigées par le gouvernement, donnant naissance à des technologies de pointe ayant par la suite des retombées dans des applications commerciales. A l’inverse, le sens de l’innovation est aujourd’hui inversé : ce sont les technologies commerciales développées par le secteur privé qui peuvent ensuite être reprises par le secteur de la défense, dans le cadre d’un usage « dual ». La Chine va même jusqu’à promouvoir la « fusion civilo-militaire » en tant que stratégie nationale pour utiliser des technologies civiles de pointe à des fins militaires.
Parmi les chercheurs japonais, certaines voix s’élèvent contre la position du SCJ. « Demander de se conformer à l’idée que toutes sortes de recherches militaires ne doit pas être menée est une vue trop unilatérale. » affirme le Pr. Totani, spécialiste en astronomie à l’Université de Tokyo.
Dans ce contexte marqué par l’Histoire, les acteurs académiques japonais avancent sur une ligne de crête face à cette « allergie excessive » aux affaires militaires. Par exemple, l’Université de Tsukuba, concilie une politique selon laquelle « elle ne mènera aucune recherche militaire car elle va à l’encontre de l’humanité », et un projet de recherche ATLA sur des matériaux de nouvelle génération utilisant des nanotubes de carbone. Le président de l’université (également président de l’Association Japonaise des Universités Nationales) justifie ce choix en le comparant aux recherches vaccinales pour lutter contre le covid-19, pouvant être détournées vers le développement d’armes biochimiques.
Rédacteur :
Guillaume Barraud, Chargé de mission Numérique, Matériaux et Sciences de l’ingénieur, Ambassade de France au Japon