Penser Israël avec l’éthiopianisme

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Israël | Sciences Humaines et sociales
10 janvier 2020

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Celebration de l’Ethiopian Sigd holiday, une fête nationale officielle depuis 2008, dans les écoles de la région Nord d’Israel, Novembre 2018 (crédits : Fidel).

En 2018, il y avait 50 fois plus de Juifs Éthiopiens en Israël qu’en Éthiopie, première et deuxième génération confondues. Cette disproportion criante montre à quel point Israël est devenu une terre d’accueil majeure pour la diaspora appelée « Beta Israel ». Amorcée au milieu des années 1970, leur présence s’est accélérée avec les opérations migratoires organisées par le Mossad en 1983-85 et 1990-92, pour soustraire les Juifs d’Ethiopie aux crises sociopolitiques profondes sévissant dans le pays. Si la judéité des Beta Israel est officiellement reconnue depuis 1975, leur ouvrant le droit à la naturalisation, l’intégration s’est faite non sans heurts. Elle suscite encore aujourd’hui des achoppements majeurs. En Juillet 2019, près de Haïfa, Solomon Teka, un jeune Juif d’origine éthiopienne de 19 ans, a été tué par balle par un policier en dehors de son service. S’ensuivit un mouvement de protestation massif de la diaspora, relayé par une partie de la société civile, et tout particulièrement par les universitaires spécialistes d’études éthiopiennes. Les chercheurs israéliens entretiennent un lien spécial avec l’Éthiopie. Et l’éthiopianisme, tradition intellectuelle ancienne, occupe une place privilégiée dans les universités du pays. Qu’est-ce qui lie l’éthiopianisme israélien et la communauté Beta Israel ? Comment la présence de la diaspora impacte-elle les dynamiques de la recherche ? Dans quelle mesure le monde académique absorbe-t-il les problématiques contemporaines d’intégration des Juifs Éthiopiens ?

En Israël, l’éthiopianisme est un orientalisme

L’intérêt des intellectuels israéliens pour l’Éthiopie est ancien. Dès l’aube du XXème siècle, des linguistes tels que Jacques Faitlovitch s’interrogeaient sur l’origine ancestrale de la présence juive au Nord du pays. Ce courant s’inscrit dans l’orientalisme savant, qui a émergé au cours du XIXème siècle, s’attachant à l’étude des sociétés extra-européennes (Rabault-Feuerhahn, 2010). Il en partage les codes, les questionnements et les approches disciplinaires. D’ailleurs, dans les décennies 1950 à 1970, les linguistes de l’Université Hébraïque de Jérusalem (HUJI) Hans Jacob Polotsky, Olga Kapeliuk et Gideon Goldenberg deviennent des leaders mondiaux de l’orientalisme savant, axant la recherche sur les liens entre Éthiopie et mondes sémitiques. Sous leur influence, l’éthiopianisme israélien s’est longtemps spécialisé dans la grammaire comparée des langues sémitiques : araméen, hébreu ancien et guèze (ancien éthiopien).

À partir des années 1970/1980, face à l’urgence politique de la reconnaissance du judaïsme éthiopien, une nouvelle génération de chercheurs, dont Steve Kaplan (HUJI), et Haggai Erlich (Tel-Aviv), ouvrent les études à la religion comparée et aux sciences sociales, pour affiner les savoirs sur les Beta Israel (Kaplan, 1992). À noter que, jusqu’aujourd’hui, dans les universités d’Israël, les études éthiopiennes sont profondément empreintes de cette tradition orientaliste. Pour preuve : même à l’Université Ben-Gourion du Néguev (BGU), lieu-clef du renouvellement des études africaines, la chaire d’études éthiopiennes attribuée au Dr. Leonardo Cohen, relève du département d’études moyen-orientales, et non de l’Africa Center.

Ethiopianistes hors les murs : le rôle des universitaires dans l’intégration des Beta Israel

En 1975, le gouvernement d’Ytzhak Rabin, sur consultation du Grand-rabbinat, reconnaît officiellement les Beta Israel comme Juifs, descendants de la tribu perdue de Dan. S’ensuit l’ouverture de la Loi du Retour aux Juifs d’Ethiopie. Cette loi garantit à tout Juif (ainsi qu’à son éventuelle famille non juive) le droit d’immigrer en Israël. Dans un contexte éthiopien largement hostile aux Beta Israel (régime antireligieux et anti-israélien de Mengistu de 1974 à 1991, guerre civile et famines ravageant le Nord du pays), cette mesure se traduit par un afflux massif de migrants. En quinze ans, près de 18 000 Éthiopiens s’installent en Israël. Cette migration soudaine se fait non sans heurts, posant la question des conditions de leur intégration. Tout au long du processus d’Aliyah des Éthiopiens, des universitaires sont régulièrement sollicités en tant qu’experts pour éclairer la prise de décisions politiques, et/ou servir d’intermédiaires avec les diasporas dans la société civile.

En premier lieu, les universitaires interviennent dans la reconnaissance de la judéité des Éthiopiens. Ce fut le cas pour les Beta Israel au milieu des années 1970, lorsque que le gouvernement s’inspira des travaux de Polotsky pour corroborer les arguments religieux des Grands Rabbins Ovadia Yosef et Shlomo Goren. Ce fut le cas plus récemment, dans les années 1990, concernant la reconnaissance des Falash Mura, groupes se revendiquant d’origine Beta Israel, bien que déjudaïsés depuis plusieurs générations, en réaction à l’ostracisme subi en Ethiopie. Face aux demandes croissantes d’expansion de la Loi du Retour aux Falash Mura, le Ministère israélien de l’absorption constitua une commission ad hoc, faisant appel à des scientifiques, dont Kaplan et Kapeliuk, ainsi qu’à des administrateurs du Ministère de l’intérieur, pour statuer sur leur judéité et leur intégrabilité à la société israélienne. Il en est résulté que, depuis 2003, l’État israélien met en œuvre l’immigration encadrée des Falash Mura, selon des critères et des quotas variant en fonction des orientations du Ministère de l’intérieur : cohortes variant de 3000 à 8000 migrants par an. Tous les primo-arrivants n’étant pas reconnus comme juifs, leur naturalisation n’est pas automatique. Pour accélérer l’intégration, nombre d’entre eux optent pour une conversion au judaïsme orthodoxe.

Par ailleurs, à titre individuel, certains éthiopianistes interviennent régulièrement dans la société civile pour alerter l’opinion publique et défendre des positions antiracistes. Par exemple, durant le mouvement civil provoqué par la mort de Solomon Teka, des universitaires tels que Nancy Strichman (HUJI) et Leonardo Cohen (BGU) se sont montrés très actifs dans les médias, sur les réseaux sociaux et sur leurs blogs respectifs. Leur légitimité académique leur permet de mettre au jour les achoppements de l’intégration des Éthiopiens en Israël, bien au delà du seul milieu activiste.

Renouveler les études éthiopiennes : le défi des « secondes générations »

Sur le temps long, la présence des Juifs d’origine éthiopienne en Israël impacte les dynamiques universitaires à trois égards notamment.
1. Les cours consacrés à l’Éthiopie sont d’avantage fréquentés par des « secondes générations » de Beta Israel, qui manifestent un intérêt croissant pour la connaissance de leur culture d’origine, comme en témoigne le Dr. Leonardo Cohen, dans une interview réalisée en novembre 2019 : « Ils sont nés en Israël et se sentent israéliens. Contrairement à leurs aînés, qui, par souci d’intégration, tenaient à affirmer la pureté de leur judéité, quitte à gommer leur spécificité culturelle, ces jeunes s’interrogent de plus en plus sur leurs racines, de façon décomplexée ». Par ailleurs, quelques enseignants nés en Ethiopie commencent à accéder à des postes universitaires en Israël, notamment en études éthiopiennes. C’est le cas du Dr. Anbessa Teferra, formé à l’Université d’Addis-Abeba, enseignant l’Amharique à l’Université de Tel-Aviv depuis 2003.

2. Les thématiques de recherche sont profondément renouvelées par des sujets de thèses et masters en histoire, sociologie, sciences sociales sur des enjeux très contemporains d’intégration des diasporas éthiopiennes en Israël, et de rapports sociaux et interethniques au sein des diasporas. Dans la même perspective, l’Ono Academic College à Kiryat Ono a inauguré en Janvier 2019 le premier centre dédié aux Ethiopian Jewish Heritage Studies, sous le patronage du rabbin et universitaire Beta Israel Dr. Sharon Shalom.

3. L’essor du tissu associatif juif éthiopien dans les grandes villes favorise la tenue d’événements culturels et de programmes de formation bénévoles, auxquels sont régulièrement conviés des universitaires. Par exemple, l’ONG Fidel (Association for Education and Social Integration of Ethiopian Jews in Israel), fondée en 1997, œuvre à faciliter l’intégration des primo-arrivants par la diffusion horizontale des savoirs, suscitant des rapports d’une nouvelle nature entre le monde académique et la diaspora.

Sources :

Rédacteur : Jean-Lémon Koné, doctorant à l’Université Ben Gourion du Néguev.