L’aide au développement aide-t-elle au développement ? Retour sur le colloque « the afterlives of development »

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Israël

Actualité
Israël | Sciences Humaines et sociales
13 mars 2020

Géopolitiquement, la question se pose car 10% de la population mondiale et plus de 40% de la population subsaharienne vivent encore sous le seuil international de pauvreté, malgré sept décennies d’aide publique au développement (APD), avec un apport annuel autour de 142,6 milliards de dollars des pays donateurs. L’aide au développement vise à lutter contre la pauvreté dans le monde. Elle recouvre l’ensemble des financements transférés par les États les plus favorisés pour améliorer les conditions de vie dans les pays les moins favorisés. Opérée d’État à État ou via des organisations internationales, elle sert à pallier la faible capacité des pays pauvres à financer en propre l’investissement public (éducation, santé, infrastructures etc.). La question se pose aussi dans le monde universitaire, via les Development Studies. Le phénomène est désormais suffisamment ample et ancien pour constituer un champ d’étude scientifique à part entière. Depuis les années 1990, ce champ est en essor dans les universités du monde entier, et tout particulièrement en Israël, où les tables rondes, événements académiques et formations à destination des pays émergeants font florès. Les 6 et 7 janvier derniers, l’Africa Center de l’Université Ben-Gourion du Néguev (BGU) organisait un colloque international intitulé « The Afterlives of Development », réunissant des universitaires d’Afrique, des Etats-Unis, d’Europe et d’Israël. Revenons sur ce colloque : ses forces en présence, ses débats, ce qu’il révèle de l’état des Development Studies en Israël.

État des lieux de 70 ans d’aide au développement

L’Afterlives Conference a permis d’interroger l’historicité du phénomène de développement, ses bornes chronologiques, ses origines et ses évolutions récentes post guerre froide. L’exposé de Berthold Unfried (University of Vienna) sur l’étude de cas d’une coopération Allemagne de l’Ouest/Tanzanie des années 1970 à 1990, a illustré à quel point l’aide au développement a longtemps été un levier de polarisation Est/Ouest du monde. La notion a vu le jour lors du discours sur l’état de l’Union du Président Truman le 20 Janvier 1949, et visait, dès l’origine, autant à favoriser l’accélération de l’économie globale en rééquilibrant les niveaux de développement du monde postcolonial, qu’à satelliser, côté américain comme soviétique, les nouveaux pays indépendants des continents émergeants.
Les autres exposés du panel se sont attachés à caractériser et mesurer sur la longue durée, l’efficacité de l’aide au développement. À travers les cas de programmes d’aide israéliens au Mali, au Tchad et en Côte d’Ivoire au début des années 1960, Nurit Hashimshony-Yaffe (Academic College of Tel Aviv-Yaffo) propose une approche qualitative, en cherchant ce qui, au delà des directives ministérielles et des déclarations politiques, constitue la relation quotidienne, la vie matérielle de l’aide au développement in situ : ambassadeurs, porteurs de projets, administrateurs africains. Marlous Van Waijenburg (University of Michigan), quant à elle, présente un outil quantitatif innovant pour évaluer les résultats de l’investissement en éducation de masse dans les pays pauvres : le long-term skill premium chez les cols blancs, c’est à dire l’évolution sur le temps long de l’écart entre revenus des travailleurs qualifiés et non qualifiés au sein d’une même branche. Cette approche montre que, depuis 1950, il existe une nette convergence des premium skills de l’Afrique et de l’Asie vers ceux de l’Europe, signifiant d’une part l’augmentation accrue du nombre de travailleurs qualifiés, preuve de réussite des systèmes éducatifs, et d’autre part la baisse du prix de la main d’œuvre qualifiée, condition de réalisation de la croissance économique.

Impacts réels et effets désincitatifs de l’aide

Incontestablement, l’APD poursuit des objectifs bienfaiteurs, mais sur le terrain elle entraine aussi nombre d’externalités négatives. Le colloque en a fait apparaître plusieurs, dont notamment :

  • l’effet cobra, tel que décrit par Takesure Taringana (University of Zimbabwe). Il arrive que le financement d’urgence de l’investissement public par des capitaux étrangers désincite les gouvernements bénéficiaires à fournir des efforts pour améliorer la capacité à lever l’impôt et à mettre en œuvre l’investissement public. La réaction naturelle des gouvernements consiste alors à diminuer l’épargne et la taxation à mesure des financements alloués.
  • le détournement de l’aide et le manque de traçabilité de l’action des gouvernements. Comme l’aide publique au développement est transférée entre puissances souveraines, les gouvernements bénéficiaires constituent des agents clefs de la réussite du développement, étant responsables de la bonne tenue du transfert et de la mise en œuvre de l’investissement. Or, dans l’histoire, plusieurs cas de détournement de l’aide se sont faits jour, par les dirigeants aux dépens des populations locales (Cremer, 2008). Comment alors réguler l’usage de l’aide ? Si certaines solutions ont déjà émergé, — intervention du secteur privé et des acteurs philanthropiques dans l’implémentation de l’aide, pratique de conditionnalité des prêts etc —, cela souligne l’importance de l’agency et des stratégies propres à chaque acteur dans le processus de l’aide au développement. Sur ce point, l’exposé de Nelly Leblond (Ben Gurion University) « Changing Development Models Lasting Expectations and the Violence of Agricultural Projects in Northern Mozambique » est éclairant.

Former au développement pour pérenniser le développement : le défi d’avenir des Development Studies en Israël

L’Afterlives Conference a rassemblé des acteurs d’une grande diversité d’origines (Israël, France, Etats-Unis, Autriche, Zimbabwe, Kenya) et d’horizons disciplinaires (histoire, anthropologie, économie, droit international, global health, sports studies, musicologie etc.). Cela est caractéristique des universités israéliennes en matière de Development Studies, l’objectif étant de :

  • constituer des communautés de recherche transnationales intégrant des universitaires issus de pays émergeants, pour renouveler la critique scientifique du développement et éclairer les pratiques de terrain. La participation d’enseignants-chercheurs africains eux-mêmes engagés dans des projets de développement a permis d’assurer un dialogue constant et de qualité entre théorie et pratique. En outre, des amitiés intellectuelles durables se sont nouées entre pays, préfigurant des rapprochements académiques futurs.
  • offrir une formation d’excellence aux étudiants de pays émergeants, pour façonner une nouvelle génération de praticiens et chercheurs du développement. Depuis 2010, les institutions israéliennes semblent faire le choix de cursus intensifs à destination de jeunes ayant déjà une expérience de terrain, et désireux d’accroître leurs compétences par la reprise d’études. C’est notamment le cas du Master GLOCAL à l’Université Hébraïque de Jérusalem. L’Africa Center de BGU, quant à lui, prévoit l’ouverture d’un Master transdisciplinaire « M.A in African Sustainable Communities » à l’horizon 2020/2021, destinés aux étudiants africains.

En savoir plus :

Sources :

Rédacteur : Jean-Lémon Koné, doctorant à l’Université Ben Gurion du Néguev.