Vers une écologie du savoir ? (re)penser les rythmes de la recherche scientifique européenne avec Ulrike Felt

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Autriche

Rapport
Autriche | Sciences Humaines et sociales | Horizon 2020 : innovations et progrès techniques
24 novembre 2015

Ulrike Felt est professeur d’études sur la science et la technologie (STS) depuis 1999 et dirige le département STS de l’université de Vienne. Ces dernières années, les recherches menées par Ulrike Felt ont porté sur l’accélération de nos horizons de connaissance et de recherche. Cet article propose un aperçu des analyses faites par Ulrike Felt de l’évolution du rythme de la recherche, notamment à l’échelle européenne.

Cet article est issu d’un entretien réalisé avec elle en mai 2015 et s’appuie sur ses derniers travaux publiés [1] (Pour des informations plus détaillées sur son parcours et ses domaines de recherche, voir la fin de l’article).
De par son expérience des programmes européens de R&D, Ulrike Felt s’intéresse à la manière dont ces derniers ont progressivement fait évoluer la manière dont les chercheurs européens travaillent. Ses travaux portent notamment sur l’évolution du temps de la recherche et s’inscrivent ainsi en résonnance avec des recherches menées par le philosophe et sociologue allemand Harmut Rosa. Elle s’intéresse notamment à la place accordée à l’innovation par les politiques et programmes de recherche. D’après cette chercheuse, si l’innovation a été l’objet de nombreuses études, le rôle du temps dans le processus d’innovation n’a été jusqu’à aujourd’hui l’objet que de peu d’attentions.
Dans un article paru en avril 2015 « Innovationen, Wissensökologien und akademische Zeitlandschaften » (Innovation, écologie du savoir et horizons temporels académiques - ndlr), elle propose d’interroger sur les structures et horizons temporels dans lesquels nous pensons et développons l’innovation. Ces horizons et conceptions se matérialisent dans les programmes de recherche et mesures structurelles et la manière dont la recherche scientifique est pratiquée.
L’univers de la recherche scientifique serait ainsi marqué par quatre phénomènes intrinsèquement liés :

  • une focalisation exacerbée sur l’innovation ;
  • un phénomène d’accélération ;
  • la mise en cadence de la recherche scientifique ;
  • la fragmentation de la "vie académique".

1. Une focalisation exacerbée sur l’innovation, vue à travers le prisme de l’anticipation

Les discours politique autour de la science et de la technologie ainsi que les mesures qui en découlent tournent autour d’un même objet, l’avenir. Cette thématique n’est pas nouvelle mais son intensité accrue et son lien avec notre capacité d’anticipation sont pour Ulrike Felt caractéristiques de nos sociétés contemporaines d’innovation. Jusque dans le domaine de la recherche fondamentale, il est demandé aux chercheurs de tenir compte des potentielles applications à venir de leurs recherches. Cette question récurrente des usages et application étant intrinsèquement liées aux attentes économiques des décideurs. Il est à ce titre intéressant de souligner le changement de nom des programmes cadres de recherche de la Commission européenne. Nous sommes ainsi passés du 7ème PCRD au programme Horizon 2020. Le terme « horizon » ainsi que l’identité graphique du programme s’inscrivent dans cette conception de l’innovation et de l’anticipation.
Cela se traduit plus généralement par le développement d’une « économie de la promesse ». Au-delà du fait que les produits technoscientifiques, brevets et publications sont soumis à des mécanismes proches de ceux du marché, une économie symbolique s’est imposée, celle d’un commerce de la promesse d’un avenir techno-scientifique. Cela s’impose qu’il s’agisse de lutter contre les maladies, produire des matériaux avec des propriétés révolutionnaires ou encore d’assurer l’approvisionnement alimentaire. Cette économie symbolique est devenue une activité fondamentale au sein des institutions académiques de recherche. La focalisation accrue sur la nécessité de réaliser ces avenirs nous pousse à penser le développement de nos sociétés comme dépendant de trajectoires socio-techniques. Selon Ulrike Felt, cela est particulièrement visible dans le cadre des programmes européens de recherche avec l’organisation de ces derniers autour de « défis » (challenges), dans un format imposé des « projets ».
Ce développement est problématique à deux niveaux. D’une part cela peut entrainer une restriction des autres modes de financement et de projets au profit d’une vision étroite et au détriment d’alternatives technologiques ou de nouveaux modes d’innovation. Comment financer les « marges » de l’innovation ? En outre, cette focalisation exacerbée risque de faire en sorte que des orientations malencontreuses soient longtemps poursuivies mais également que des formes d’innovation plus exploratoires, socialement plus inclusives soient moins soutenues.

2. Un phénomène d’accélération :

Le second phénomène mis en avant par Ulrike Felt est celui d’une forme de course poursuite mise en scène. Au sein du monde de la recherche scientifique, cet impératif de produire toujours plus et plus vite. Il s’agit d’une compétition généralisée qui se joue entre l’Europe et les Etats-Unis ainsi qu’avec les nouveaux concurrents asiatiques. Elle se joue également à l’intérieur de l’Europe sous la forme d’une concurrence pour disposer des subsides accordés à la recherche, par exemple dans le cadre des bourses du Conseil européen de la recherche.
Cette accélération se traduit par des pressions et des attentes perceptibles à travers les accords de performance entre les institutions de recherche et les Etats mais également au sein de ces institutions. Des indicateurs sont définis afin de pouvoir évaluer, quantifier cette accélération : nombre de brevets déposés, publications internationales, coopérations avec les entreprises. Ils témoignent d’une croyance dans l’objectivité apportée par les données chiffrées et la pertinence de l’utilisation de ces derniers pour choisir des voies de développement. L’idée sous-jacente est celle d’une dépolitisation de la décision au profit des indicateurs chiffrés et objectifs, alors même que ces décisions restent fondamentalement politiques. Ces indicateurs font rentrer la recherche dans une société de l’audit et renforcent cette impression d’un manque de temps constant. Comme expliqué par Harmut Rosa, cette évolution ne concerne pas uniquement l’univers de la recherche mais la société dans son ensemble [2]. Dans ce contexte d’une accélération du temps de la recherche, la place des attentes et valeurs sociétales recule, et ce malgré les discours de plus en plus nombreux soulignant leur importance. Les activités de communication à destination de la sphère publique au sujet de la recherche sont de plus en plus nombreuses, pour autant, il n’y a que peu d’espace et de temps accordés à la recherche de processus adaptés pour les questions démocratiques [[Voir notamment Felt, Ulrike and Fochler, Maximilian (2013) ’What science stories do : Rethinking the multiple consequences of intensified science communication’, in Baranger, Patrick & Schiele, Bernard (eds), Science Communication Today. International perspectives, Issues and Strategies (Paris : CNRS Editions) : 75-90.

3. La mise en cadence de la recherche scientifique.

Il s’agit pour Ulrike Felt d’un processus d’industrialisation de la recherche ayant des effets aussi bien sur la production scientifique que sur la qualité de l’innovation elle-même. Il existe une pression accrue pour que les projets débouchent sur des succès rapides voire prématurés. Il ne s’agit plus de permettre de trouver, à longue échéance, des réponses à des grandes problématiques scientifiques. Au contraire, deviennent dominantes des questions qui correspondent au rythme des projets financés. Une fois de plus, cette focalisation sur des problèmes et thématiques plus petits n’est en soit pas un problème, le risque résidant dans une focalisation exclusive qui mettrait de côté des questions plus larges.
Le format du financement de la recherche soutient une « économie de la promesse » car chaque projet est en concurrence avec d’autres propositions et doit produire une narration attirante, justifiant l’utilité de ce projet. Avant même que le projet ne débute, ses succès à venir doivent être mis en scène et présentés, laissant moins de place pour l’inattendu. Les projets induisent également une corrélation, trompeuse, selon laquelle la science et l’argent et le temps ont une relation effective ; présent à travers les projets européens avec la logique du lot, du programme de travail et d’étapes.
Dans le cadre du programme Horizon2020 c’est la première fois que l’apport des sciences humaines et sociales (SHS) est aussi clairement exprimé. Si cela marque une progression dans la prise en compte que les solutions technologiques ne sont pas seules suffisantes aux problèmes sociétaux, cela reste dans les faits insuffisant pour le financement des sciences humaines et sociales. Ces dernières n’interviennent qu’en marge des projets financés, ces dernières sont "intégrées" (embedded) comme partenaire mineur des programmes. Les projets de SHS financés sont ainsi trop stratégiques, et ne visent qu’à apporter une réponse claire à une question claire, ce qui ne fonctionne que de manière limitée. Pour Ulrike Felt, le rôle des sciences sociales est essentiel dans la conception et mise en oeuvre des politiques technoscientifiques [[Voir notamment Felt, Ulrike (2015) ’Social Science Expertise in European Policy Innovation Policy’. In Wilsdon, James and Doubleday, Robert (eds), Future Directions of Scientific Advice in Europe (Cambridge : Center of Science in Policy) : 113-122.
En outre, se pose la question d’un marché du travail des chercheurs marqué de manière croissante par le court terme. Si le nombre de doctorants et docteurs a cru ces dernières années, la croissance des postes de long terme n’a pas été aussi importante. Cela entraîne une incertitude croissante et une compétition accrue, n’incitant pas les plus jeunes à faire le choix de la recherche. Ce contexte très compétitif et tendu peut conduire à comprimer la créativité, la coopération et la prise de risque, éléments essentiels pour les découvertes importantes.

4. La fragmentation de la "vie académique" :

Il s’agit pour l’auteur de souligner un phénomène de désynchronisation entre le rythme de vie, les étapes d’une carrière, la temporalité des projets de recherche, les cycles d’évaluation individuels et collectifs, la fréquence des publications etc. Cette désynchronisation s’opère entre l’individuel et le collectif entrainant trois problématiques principales :

  • les chercheurs doivent agir et réfléchir de manière toujours plus stratégique, contribution à un processus commun de production de la connaissance ou non ;
  • la question de la gestion du temps, des processus de développement au-delà de la logique limitée du projet ;
  • Réflexion sur le manque de liant, de cohérence, idée d’un temps qui est déconstruit, en plusieurs parties

Face à se constat, Ulrike Felt propose de développer le concept d’écologie de la connaissance ou du savoir.

5. Pour une écologie de la connaissance, améliorer les politiques de recherche, développement et d’innovation

Dans une société imprégnée d’une logique de calcul le temps est devenu une ressource évaluable et évaluée. Face à ce constat Ulrike Felt développe le concept d’écologie du savoir (Wissensökologie). A l’instar du concept de développement durable, il s’agit de permettre de préserver pour les générations actuelles et futures la pluralité des connaissances et d’assurer une relation équilibrée entre ces différentes formes de savoir. L’innovation se comprend comme le résultat de développements de long terme et de mécanismes et rapports de production complexes. Les structures temporelles bien que peu perceptibles, jouent un rôle déterminant. Le concept d’écologie du savoir, inspiré du concept de « timescape » développé par Barbara Adams, nous incite à réfléchir aux systèmes de connaissance et à la durabilité de ces derniers. Alors que nous sommes dans un processus de restructuration du temps, la compréhension de ce dernier est négligée. La question n’est pas de savoir à quoi ressemblera notre environnement dans 20 ou 50 ans. Il s’agit de savoir si nous faisons aujourd’hui le nécessaire pour créer la diversité des ressources scientifiques, de connaissances nécessaires ainsi qu’un espace de vie épistémique pour les chercheurs, qui nous permettra dans le futur de développer de nouvelles réponses à des problèmes que nous ne connaissons pas encore. Il s’agit d’envisager un écosystème du savoir qui soit durable. Pour Ulrike Felt, cette écologie du savoir est l’élément central des horizons temporels au sein desquels l’innovation devrait se situer. Elle considère cet écosystème fragilisé, menacé. Par analogie avec la protection de l’environnement, l’écologie du savoir doit permettre de de préserver et prendre soin de ce paysage temporel. Le nouveau défi pour la gouvernance et les systèmes d’innovation est de faire sortir le monde de la recherche de ce sentiment d’asynchronisation. Il s’agit d’une manière de protéger de nos horizons temporels. Pour être efficace, les politiques publiques d’innovation doivent intégrer une politique temporelle prenant en compte ces questions.

Davantage d’informations sur Ulrike Felt :

Après un doctorat en physique théorique à l’Université de Vienne en 1983 elle a travaillé plusieurs années au sein de l’équipe interdisciplinaire d’historiens des sciences au CERN de Genève, s’intéressant plus particulièrement aux aspects sociétaux, politiques et scientifiques lors de la création de cette institution. C’est à ce moment qu’elle a développé un intérêt pour les études sur la science et la technologie.
Elle a depuis de nombreuses années participé à des projets de recherche internationaux. Elle a été professeure invitée dans de nombreuses institutions, notamment au GERSULP/université Louis Pasteur (Strasbourg), au Centre Interuniversitaire pour la Recherche en Science et Technologie, à l’université du Québec à Montréal, à la Maison des sciences de l’homme à Paris, au Collegium Helveticum, ETH Zurich et au sein du groupe Science and technology studies à Harvard. Elle a été membre de plusieurs associations et a participé à des groupes d’expertise scientifique aussi bien à l’échelon national qu’européen. Elle a été experte pour le groupe consultatif de la Commission européenne pour la priorité « Science et société » lors du 6ème PCRD (2003-2006), comme membre du comité consultatif européen pour la science (EURAB, 2006/07), rapporteuse du groupe d’experts Science and Governance et plus récemment de la Fondation européenne pour la Science (Science Policy Briefing : Science in Society – Caring for our Futures in Turbulent Times).
Elle a développé plusieurs domaines d’expertise et ses recherches portent notamment sur les thématiques suivantes :

  • Les relations de savoir, comment dans les sociétés contemporaines, les relations sont construites à travers et sur les savoirs et comment ces savoirs émergent à travers des réseaux et structures spécifiques.
  • La science, la technologie et la démocratie : il s’agit de questionner l’engagement de la société civile dans les thématiques relatives aux technosciences, les questions de gouvernance de ces dernières et du rôle que les citoyens doivent jouer. Ces recherches portent aussi sur les liens entre communication et recherche scientifique.
  • Les temporalités et sujets de la recherche : La coproduction des temporalités et les thématiques technoscientifiques et notamment le rôle croissant du futur comme un « objet » qui influence les relations entre la science et la société.

Rédacteur(s) : Etienne Gonon-Pelletier

[1Felt, Ulrike (2015) ’Social Science Expertise in European Policy Innovation Policy’. In Wilsdon, James and Doubleday, Robert (eds), Future Directions of Scientific Advice in Europe (Cambridge : Center of Science in Policy) : 113-122.
Felt, Ulrike (2015) ’Innovationen, Wissensökologien und akademische Zeitlandschaften’, Manuscript to appear in an edited book on the future of innovation ; English Version in production.
Felt, Ulrike (2014) ’Within, Across and Beyond – Reconsidering the Role of Social Sciences and Humanities in Europe’, Science as Culture 23 (3) : 384-396. < Download >
Felt, Ulrike and Fochler, Maximilian (2013) ’What science stories do : Rethinking the multiple consequences of intensified science communication’, in Baranger, Patrick & Schiele, Bernard (eds), Science Communication Today. International perspectives, Issues and Strategies (Paris : CNRS Editions) : 75-90.

[2Rosa, Hartmut (2012) Aliénation et accélération : Vers une théorie critique de la modernité tardive. Editions La Découverte