Entretien de M. Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, avec « France Culture » - Extraits (Paris, 1er décembre 2025)

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Q - Une semaine extrêmement importante pour la paix et la guerre entre les nations, avec Volodymyr Zelensky en quête de soutien à Paris. C’est la raison pour laquelle nous souhaitions vous inviter, Jean-Noël Barrot. Bonjour.

R - Bonjour

Q - Merci d’être là. Vous êtes ministre de l’Europe et des affaires étrangères. Pour dialoguer avec vous, mon camarade Jean Leymarie est ici même dans ce studio. Avec une situation qui semble de plus en plus inquiétante. À la Une du Wall Street Journal, « Le plan secret de l’Allemagne en cas de guerre contre la Russie ». Jean-Noël Barrot, est-ce que la France a un plan de ce type ? Est-ce que c’est aujourd’hui une hypothèse, cette guerre contre la Russie ?

R - C’est très simple. Nous, nous voulons la paix. Mais la paix, cela ne se décrète pas, ça se prépare, ça s’organise. Et aujourd’hui, avec l’élèvement du niveau de la menace, qui est lié notamment au réarmement de la Russie, mais pas seulement, puisqu’on voit, du Sahel jusqu’à l’Asie mineure, les réseaux du terrorisme se reconstituer. On voit aussi le risque de prolifération nucléaire plus élevé qu’il ne l’a jamais été. Face à cette menace qui s’élève, il nous faut relever nos défenses pour écarter la menace de la guerre, pour la dissuader, pour l’éloigner de nous. Et c’est précisément ce que nous faisons lorsque nous doublons les moyens que nous consacrons aux dépenses militaires, dans cet esprit ; non pas dans un esprit d’agressivité, mais pour dissuader la menace et pour l’écarter.

Q - Le chancelier allemand Friedrich Mertz a déclaré il y a quelques jours à des chefs d’entreprise : « Nous ne sommes pas en guerre, mais nous ne vivons plus tant de paix ». Vous êtes d’accord ?

R - Oui, je suis d’accord avec cette affirmation, que le Premier ministre Sébastien Lecornu a faite il y a quelque temps, lui aussi. Pourquoi ? Parce que nous avons vu, depuis trois ans et demi et la guerre d’agression russe en Ukraine, la conflictualité de la Russie vis-à-vis de l’Union européenne notamment redoubler dans un certain nombre de champs que l’on appelle hybrides, c’est-à-dire la désinformation, les cyberattaques, les actes de sabotage. Regardez l’actualité, il ne se passe plus une semaine sans que nous n’observions des drones qui font incursion sur le territoire de l’Union européenne, des actes de sabotage comme on l’a vu en Pologne où c’est une voie de chemin de fer très fréquentée qui a été sabotée à l’explosif. Bref, nous voyons la Russie de Vladimir Poutine faire preuve d’une agressivité redoublée.

Q - Jean-Noël Barrot, avec mon camarade Jean Leymarie, on va évoquer l’Ukraine aux environs de 8h20, puisqu’il y aura Andreï Kourkov. C’est une semaine importante pour l’Ukraine, puisque Volodymyr Zelensky est en quête de soutien à Paris aujourd’hui. Mais ce que vous venez de dire, tous les partis politiques en France ne sont pas d’accord. La France insoumise, le Rassemblement national trouvent, en quelque sorte, que vous en faites trop, vous, le Gouvernement - vous êtes ministre de ce Gouvernement, et que vous êtes un peu des va-t-en-guerre.

R - Non, c’est évidemment tout le contraire, puisque, je le disais, la paix ne se décrète pas. Si nous avons vécu huit décennies de paix, c’est d’abord parce que la génération de celles et ceux qui nous ont précédés ont décidé d’en finir avec les guerres qui avaient déshonoré et ensanglanté l’Europe, avec l’Union européenne, avec l’OTAN, qui sont, au fond, des architectures de sécurité qui créent des solidarités entre des pays qui, jusque-là, s’étaient combattus. Et nous avons, grâce à ces mécanismes de solidarité qui sont constamment attaqués par l’extrême-droite et l’extrême-gauche, garanti à l’Europe la paix et la prospérité pendant des décennies. Aujourd’hui, notre objectif doit être le même, celui de préserver pour les générations à venir une architecture de sécurité pour l’Europe, qui préserve la paix et la sécurité. Mais dans le moment que nous traversons, il nous faut relever nos défenses pour écarter le risque d’une guerre, la menace que peut représenter la Russie, les autres menaces par ailleurs. Et les responsables politiques qui aujourd’hui critiquent ces choix que nous faisons sont irresponsables. Mais nous ne sommes pas tellement surpris puisque nous les avons vus, tout au long de leur parcours politique, en réalité, manger dans la main du Kremlin notamment, c’est-à-dire se montrer très complaisant à l’égard de ces dirigeants autoritaires à tendance belliqueuse.

Q - Est-ce le cas aujourd’hui pour vous, s’agissant du Rassemblement national et de la France insoumise, puisque c’est à eux que vous pensez visiblement ?

R - Oui, je constate qu’il y a toujours une forme de complaisance vis-à-vis des régimes autoritaires.

Q - Même quand ils condamnent Vladimir Poutine et l’agression russe contre l’Ukraine ?

R - Il y a, je dirais, les mots, et puis ensuite, il y a les actes. C’est-à-dire le soutien que l’on peut accorder à la stratégie qui est menée par la France et l’ensemble des pays européens, qui consiste à rétablir la dissuasion par une forme de réarmement, sans agressivité aucune, avec pour objectif unique de dissuader la menace, pour pouvoir ensuite engager, le moment venu, une discussion avec celles et ceux, ou en tout cas avec la Russie le moment venu, pour réinventer une architecture de sécurité qui nous garantisse la paix.

Q - Ces mêmes partis, en tout cas la France insoumise, accuse votre Gouvernement de complaisance vis-à-vis d’Israël. Est-ce que la politique française a été trop proche des intérêts israéliens ? Est-ce que nous avons négligé la Palestine, Jean-Noël Barrot ?

R - Vous savez, après le massacre antisémite du 7 octobre et la guerre qui a commencé dès le lendemain du 8 octobre, la France était en première ligne pour apporter des réponses aux souffrances des Palestiniens. C’est à Paris qu’a eu lieu, un mois après le début de cette guerre, la première conférence internationale permettant de rassembler un milliard d’euros au profit de l’aide humanitaire à Gaza. C’est encore la France qui, la première, a envoyé un bâtiment militaire à proximité de Gaza pour soigner les Palestiniens blessés, dans les premiers mois de la guerre. Et c’est encore la France qui est l’un des rares pays au monde à soutenir directement, sur le plan budgétaire, l’Autorité palestinienne. Tout cela est évidemment essentiel, mais cela doit s’accompagner, si je puis dire, d’initiatives politiques. Et je souhaiterais que les voix qui s’élèvent pour critiquer l’attitude du Président de la République ou de la France et de son Gouvernement puissent saluer la dynamique internationale que nous avons créée autour de la reconnaissance de l’État de Palestine. Beaucoup l’avaient promis, nous l’avons fait. Et nous l’avons fait dans un cadre qui associe l’ensemble des pays du monde, dans une approche multilatérale où nous avons fait prendre à la communauté internationale un double engagement, une double déclaration : faire en sorte que les pays arabes, au moment venu, puissent établir des relations normales avec Israël, et en même temps, condamner le Hamas, appeler à son désarmement et à son exclusion de tout rôle dans la gouvernance future de Gaza.

Q - Benyamin Netanyahou demande sa grâce au président israélien Isaac Herzog. Une réaction. Jean-Noël Barrot ? Est-ce normal de demander sa grâce ? Il y a un certain nombre d’affaires de corruption, de fraude et d’abus de confiance… Qu’en pensez-vous ?

R - Vous me permettrez de ne pas commenter les deux procédures judiciaires, et singulièrement lorsqu’elles sont en cours dans d’autres pays.

Q - Je vais le dire autrement. Est-ce que vous pensez que Benyamin Netanyahou doit être jugé par la Cour pénale internationale ? D’aucuns disent qu’il a commis un génocide, d’autres des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité à Gaza.

R - La France soutient le travail indépendant de la Cour pénale internationale. Et j’irai même plus loin que cela, puisque vous savez que cette instance, qui a été créée il y a quelques décennies, est aujourd’hui fragilisée par des sanctions qui ont été prises à l’encontre de magistrats, y compris un juge français. Des sanctions qui les empêchent au quotidien, faute d’avoir accès à leur boîte mail ou à leur carte de paiement, d’exercer leur métier et leurs missions. Dans ce contexte, nous poursuivons notre soutien. Nous dénonçons les atteintes portées à la Cour pénale internationale, mais nous ne nous contentons pas d’éléments déclaratoires. Nous avons travaillé avec la Cour, d’ailleurs le garde des Sceaux sera ces jours-ci dans les locaux de la Cour pénale internationale pour trouver, avec ses dirigeants, des solutions pour, si l’on peut dire, absorber ou contourner ces sanctions qui aujourd’hui entravent le bon fonctionnement de la Cour pénale internationale.

Q - Mais alors, indépendamment de ce fonctionnement, qui est évidemment essentiel, est-ce que vous pensez qu’on doit passer à une ère où les chefs d’État qui se comportent comme criminels de guerre, qui perpètrent des crimes contre l’humanité, doivent être jugés, Jean-Noël Barrot ?

R - Nous soutenons les institutions, la Cour pénale internationale, la Cour internationale de justice, qui font appliquer le droit international et le droit international humanitaire. Et c’est essentiel dans un moment que nous traversons, où nous voyons la violence désinhibée, se décomplexer, et sur les théâtres de guerre, les violations aux droits internationaux se multiplient. C’est pourquoi ces instances doivent être confortées dans leur travail, leur travail indépendant, qu’elles doivent pouvoir ouvrir des enquêtes, aller jusqu’au bout de ces enquêtes, et prononcer le cas échéant des sanctions.

Q - Comment la France voit-elle le plan Trump pour le Moyen-Orient, et notamment, disons, les incertitudes, mais vous ne serez peut-être pas d’accord avec ce mot, les incertitudes autour de la création d’un État palestinien ?

R - Soyons clairs, l’initiative que nous avons portée avec l’Arabie saoudite, qui a conduit le 12 septembre dernier à l’adoption par l’immense majorité des pays du monde d’une déclaration sur l’avenir de la Palestine, a ouvert la voie au plan de paix présenté par les États-Unis d’Amérique. Et nous avons salué la présentation de ce plan. Nous avons soutenu son adoption récente par les Nations unies, grâce au vote d’une résolution. Et nous comptons bien prendre notre part dans la mise en œuvre de ce plan, que ce soit sur son volet de sécurité, d’aide humanitaire et de reconstruction, mais aussi sur le volet administratif, puisque vous l’avez vu, nous avons accueilli Mahmoud Abbas, le président de l’Autorité palestinienne, il y a quelques semaines à Paris, et nous entendons travailler avec l’Autorité palestinienne pour assurer le suivi de ces réformes, la renforcer, et pour lui permettre, le moment venu, de reprendre son rôle d’administration à Gaza. Ce plan du président Trump n’aurait pas pu voir le jour s’il n’avait pas été fait référence à un horizon politique, c’est-à-dire à l’aspiration légitime des Palestiniens à disposer d’un État, et à cette déclaration franco-saoudienne adoptée à l’immense majorité des pays du monde.

Q - Le 3 décembre prochain, Emmanuel Macron va se rendre en Chine, en visite d’État. C’est une visite là aussi périlleuse. Il y a la question de Taïwan. Emmanuel Macron a dit en substance que si Taïwan était attaqué, la France ne répliquerait pas. Pourquoi dire cela ? Y a-t-il aujourd’hui un refus de la France de soutenir la démocratie taïwanaise ?

R - Non, nous restons fidèles à la position qui est celle de la France, celle du statu quo, la politique d’une seule Chine, le refus d’une modification de ce statu quo dans le…

Q - Monsieur le Ministre, est-ce que vous êtes…

R - Oui, c’est la position de la France. La politique d’une seule Chine, l’absence de modification par la force ou la coercition unilatérale du statu quo dans le détroit de Taïwan.

Q - Est-ce que ça n’est pas une forme aussi d’hypocrisie, sachant qu’il y a deux États, et qu’un État se compte vis-à-vis de l’autre, donc Taïwan, comme d’un oppresseur ?

R - Il y a entre les peuples français et les entreprises françaises et Taïwan des échanges que nous ne bridons, mais nous restons fidèles à cet attachement au statui quo et à la politique d’une seule Chine.

Q - La Chine et la Russie ont renforcé leurs liens ces derniers mois à la faveur de la guerre en Ukraine et de l’agression russe en Ukraine. De quel côté la Chine est-elle aujourd’hui, Monsieur le Ministre ?

R - Nous comptons sur la Chine, et ce sera l’un des objectifs, si je puis dire, ou l’un des sujets que le Président de la République, au cours de cette quatrième visite en Chine, abordera. Nous comptons sur la Chine, membre permanent comme nous du Conseil de sécurité, avec une responsabilité principale, singulière, vis-à-vis de la paix et de la sécurité dans le monde, pour influer, pour peser sur la Russie, pour que la Russie et Vladimir Poutine en particulier puissent enfin se résoudre à un cessez-le-feu. La Chine peut exercer un rôle essentiel pour amener la Russie de Vladimir Poutine à prendre la bonne décision.

Q - Bon, mais à la fois… Est-ce son rôle aujourd’hui ?

R - Je crois que c’est absolument son rôle. Vous savez, il y a cinq nations dans le monde à qui la communauté internationale, il y a huit décennies, a confié des responsabilités exorbitantes : la Chine, les États-Unis, la Russie, la France et le Royaume-Uni. Ces nations poursuivent dans le champ diplomatique leurs intérêts, c’est le cas de la France, évidemment, mais elles ont une responsabilité particulière. Et ce qui se passe aujourd’hui en Ukraine est une violation manifeste de tous les grands principes sur la base desquels nous avons fondé les Nations unies. La Russie, comme membre permanent du Conseil de sécurité, investie de cette responsabilité particulière, et la Chine devrait aujourd’hui s’élever pour faire respecter ces grands principes. Et c’est ce que nous espérons pouvoir inviter la Chine à faire dans le dialogue avec la France cette semaine.

Q - La France, justement, va assumer la présidence du G7 en 2026, avec, notamment par rapport à la Chine, je cite « recréer les conditions d’une concurrence équitable pour tous ». Ça veut dire, Monsieur le Ministre, qu’on va essayer de faire valoir nos droits ?

R - L’objectif du G7 dont la Chine n’est pas membre mais qui sera associée aux travaux, si toutefois c’est son souhait, c’est de restaurer un équilibre dans les relations entre les grandes zones du monde, au moment où on observe une forme de surproduction en Chine, un sous-investissement en Europe, un surendettement américain. Mais oui, dans la relation entre l’Union européenne et la Chine, il nous faut restaurer une forme d’équilibre, parce que les performances spectaculaires de la Chine… Regardons ce qui s’est passé depuis 25 ans : l’économie chinoise est passée de la taille de l’Italie à celle de l’Union européenne toute entière. Aujourd’hui, tous les pays de l’Union européenne accusent un déficit commercial vis-à-vis de la Chine, y compris dans des secteurs où nous avions jusqu’à présent de l’avance. C’est le cas des machines-outils, des biens d’équipement. Si nous voulons éviter que ces performances spectaculaires de la Chine occasionnent pour l’Europe des conséquences dévastatrices et potentiellement irréversibles en matière d’emploi, il nous faut trouver, par le dialogue avec la Chine, les moyens de restaurer l’équilibre, une concurrence équitable, sans quoi, évidemment, il nous faudra prendre des mesures pour défendre nos industries, nos entreprises, profondément bousculées par ces performances économiques chinoises.

Q - Merci, Monsieur le ministre Jean-Noël Barrot. On se retrouve dans une vingtaine de minutes avec mon camarade Jean Lemayrie. Vous serez en compagnie du grand écrivain ukrainien Andreï Kourkov, alors que Volodymyr Zelensky est aujourd’hui en quête de soutien à Paris et dans une situation, disons, complexe à Kiev, avec la démission de son bras droit, avec des pourparlers de paix qui, d’après le secrétaire d’État américain Marco Rubio, ne sont pas encore prêts à aboutir.

(…)

Q - Nous retrouvons notre invité, Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des affaires étrangères. (…) Pour dialoguer avec vous, Monsieur le Ministre, un grand écrivain ukrainien, Andreï Kourkov, bonjour.

Q - Bonjour.

(…)

Q - Monsieur le Ministre, qu’est-ce que l’on peut faire pour aider l’Ukraine ? On a l’impression que les pourparlers de paix se passent sans nous.

R - Non, ils ne se passent pas sans nous. D’ailleurs, si le président Zelensky est à Paris aujourd’hui, ce n’est pas tout à fait un hasard. Nous n’avons ménagé qu’un effort pour que tout soit fait dans l’intérêt de la paix pour l’Ukraine et de la sécurité pour l’Europe. Et notre mobilisation a payé puisque, vous l’avez vu, suite à la présentation de ce plan initial en 28 points, nous avons, d’une part obtenu que tout ce qui concerne les Européens en soit retranché, et nous avons obtenu par ailleurs que les États-Unis, pour la première fois, expriment clairement leur intention de travailler avec nous à la préparation de ce qu’on appelle les garanties de sécurité, c’est-à-dire les éléments militaires qui permettront, une fois la paix obtenue, d’éviter toute nouvelle agression. Et donc, en même temps que nous poursuivons notre politique de soutien à l’Ukraine et de pression sur la Russie, nous jouons un rôle dans les discussions. Mais tout ça ne doit pas nous faire oublier le rôle de la culture. Parce que la guerre ne se livre pas seulement avec tanks et des canons, elle se livre aussi avec les armes de l’esprit. Et c’est la raison pour laquelle nous sommes si fiers de lancer aujourd’hui la saison culturelle franco-ukrainienne, qui va durer quatre mois et qui, dans toutes les villes de France, ou en tout cas dans de nombreuses villes de France, pas seulement à Paris, mais à Lille, à Toulouse, à Nantes, à Valenciennes, à Marseille, va voir des coopérations entre artistes, intellectuels, cinéastes, Ukrainiens et Français, nous parler de la puissance de la culture en temps de guerre.

Q - Loin de la culture, mais la question des garanties de sécurité que vous évoquez est évidemment au cœur du débat. Elle préoccupe d’ailleurs aussi les politiques en France qui vous interpellent sur le sujet. Jusqu’à quel point les Français, les Européens vont-ils s’engager ? S’agit-il d’envoyer des troupes sur le terrain lors de l’étape suivante, Monsieur le Ministre ? Est-ce que c’est ce que vous souhaitez, est-ce que c’est ce que vous allez défendre aujourd’hui à Paris, lors de la visite du président Zelensky ?

R - Ce qu’on appelle une garantie de sécurité, c’est un ensemble d’éléments qui dissuade toute nouvelle agression d’un pays comme l’Ukraine. Premier pilier de cette garantie, c’est l’armée ukrainienne. Une armée robuste, après la paix, qui va nécessiter pour le demeurer que nous puissions l’aider à se régénérer. Donc premier pilier, régénération de l’armée ukrainienne par les armées alliées. Deuxième pilier, ce sont des composantes militaires qui, sans être en première ligne, vont servir de réassurance à l’armée ukrainienne, avec des composantes terrestres, avec des composantes maritimes, avec des composantes aériennes et avec la participation des États-Unis, je le disais. Ce travail, cette planification, qui permettra dès le cessez-le-feu obtenu d’apporter cette sécurité à l’Ukraine, c’est le fruit du travail de la coalition que le Président de la République a lancé avec le Premier ministre britannique. Et je veux simplement dire que c’est totalement inédit dans l’histoire européenne qu’ainsi, 35 pays se regroupent - inédit depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale -, se regroupent pour apporter une réponse commune hors de l’OTAN, à l’extérieur de l’OTAN, à une problématique de sécurité qui a une échelle quasi continentale, puisqu’on parle de la sécurité de l’Ukraine.

(…)

Q - Là, on est aussi au cœur du plan américain, Jean-Noël Barrot. Pour obtenir la paix, est-ce que l’Ukraine devra nécessairement abandonner des territoires ? Est-ce la position de la France ?

R - La situation telle qu’elle se présente devant nous est très simple. Au fonds, ce que nous souhaitons, c’est un cessez-le-feu immédiat, inconditionnel sur ce qu’on appelle la ligne de contact, c’est-à-dire la ligne de front. Ce cessez-le-feu, avec la fin des bombardements incessants qui pilonnent les villes de l’arrière, permettra l’ouverture de négociations, négociations au cours desquelles les questions territoriales, les questions de garantie de sécurité peuvent être abordées. S’agissant des territoires plus particulièrement, c’est une décision qui appartient aux Ukrainiens et à eux seuls. Personne n’est habilité à décider en lieu et place d’un peuple souverain.

Q - Oui, mais nous, nous avons des alliés et des alliances, et aujourd’hui, les États-Unis, dans ces 28 points qui ont été proposés à l’Ukraine, eh bien, il y avait une forme de dissociation étrange entre les États-Unis et l’OTAN, oubliant donc que les États-Unis font partie de l’OTAN. Et ça, ça a une conséquence immédiate pour nous, Monsieur le Ministre. Comment la France peut-elle réagir ? Est-ce qu’on imagine, je ne sais pas, une OTAN sans Amérique ?

R - On a réagi, je dirais, de manière très simple, en participant - c’était dimanche dernier, pas ce dimanche précédent -, à Genève, aux discussions avec les Américains, aux côtés des Ukrainiens. Et on a dit que tout élément qui relève de la décision de pays membres de l’Union européenne, de pays membres de l’OTAN ou de pays membres du G7, devait être retranchée d’un plan qui engageait avant toute chose la Russie et l’Ukraine. Ensuite, s’agissant de l’OTAN, les États-Unis disent depuis longtemps maintenant qu’ils veulent réduire le niveau de leur engagement au sein de cette Alliance transatlantique. Alors on peut se lamenter, on peut baisser les bras, mais ce n’est pas l’attitude que nous prescrivons. Ce que nous souhaitons, c’est que cela soit l’opportunité, pour les pays européens, de prendre toute leur place dans l’OTAN, d’y développer leurs capacités, d’y développer leur vision et de bâtir, d’édifier ce qu’on appelle le pilier européen de l’OTAN, c’est-à-dire une alliance qui persiste avec nos deux alliés d’Amérique du Nord, le Canada et les États-Unis, mais une autonomie pour l’Europe, pour qu’elle soit capable de prendre en charge sa propre sécurité.

Q - Alors parmi les différentes initiatives courtes dans les négociations, Andrei Kurkov, il y a la question des enfants, des enfants déportés en Russie aujourd’hui. Quelques mots pour nous dire quel crime terrible cela représente aux États-Unis.

Q - Oui, on ne sait pas les chiffres exacts, mais je crois qu’il s’agit de dizaines de millers d’enfants qui aujourd’hui vivent avec un nouveau nom. C’est-à-dire que c’est très difficile de les tracer parce que tous les détails de leurs biographies sont changés. Ils sont adoptés illégalement aussi par les fonctionnaires russes qui sont fiers à montrer qu’ils transformaient un enfant ukrainien en un enfant russe, des choses comme ça. Et bien sûr, ces enfants doivent être rendus à leurs proches en Ukraine, mais aussi à l’Ukraine, à la patrie.

Q - Jean-Noël Barrot.

R - Oui, c’est l’un des plus grands scandales de cette guerre d’agression russe en Ukraine. Des enfants arrachés à leurs familles, déportés de force dans des camps de redressement en Russie et en Biélorussie, où on leur désapprend leur amour de l’Ukraine et de leur pays par dizaines de milliers, même si les chiffres sont difficiles à établir. C’est évidemment la volonté délibérée de Vladimir Poutine d’éteindre l’âme d’un peuple en s’en prenant à ses enfants. Et c’est tout à fait inacceptable. C’est ce qui vaut d’ailleurs à Vladimir Poutine son mandat d’arrêt émis par la Cour pénale internationale. Et donc face à ça, nous agissons, nous soutenons les initiatives lancées par le président Zelensky, par son épouse. Nous allons d’ailleurs accueillir au Quai d’Orsay tout à l’heure la première dame ukrainienne pour une manifestation d’envergure au sujet du retour des enfants ukrainiens. Et j’annoncerai à cette occasion que nous allons financer un troisième centre de protection de l’enfance, celui-ci sera à Tcherkassy, que nous avons soutenu pour accueillir les enfants lorsqu’ils reviennent de la déportation ou de la captivité. Soutien psychologique, mais aussi écoute des témoignages, de manière à pouvoir renseigner le travail d’enquête qui va se poursuivre dans le cadre du mandat d’arrêt émis contre Vladimir Poutine pour déportation des enfants ukrainiens.

Q - Vous cherchez évidemment tous les moyens de pression possibles contre la Russie, sur la Russie, face à la Russie. Et il y a un sujet économique central, c’est celui des avoirs russes gelés, utilisés ou à utiliser pour financer l’Ukraine. Je rappelle que plus de 200 milliards d’euros sont conservés à Bruxelles, au sein de la société Euroclear. La Belgique, et elle vient de le redire, s’oppose à leur utilisation pour des raisons juridiques. Faut-il utiliser cet argent ? Allez-vous remettre cette question sur la table ?

R - La priorité des priorités, c’est de sécuriser durablement l’immobilisation de ces actifs russes en Europe. Qu’est-ce que j’entends par là ? Qu’on ne puisse les débloquer tant que la paix n’est pas obtenue, tant que la Russie ne se résout pas à verser des réparations de guerre à l’Ukraine, sachant que les réparations vont se chiffrer en centaines de milliards d’euros, tant les dégâts occasionnés par cette guerre d’agression sont considérables. Donc c’est ça, la première des priorités. Et évidemment, sur ce fondement-là, nous pouvons imaginer un certain nombre de solutions. Les discussions sont en cours pour mettre l’Ukraine à l’abri de toutes difficultés financières pendant les deux années qui viennent, si toutefois la guerre devait se poursuivre. Même si, je le disais tout à l’heure, je pense que la situation est assez simple, au fond, et que la paix est à portée de main, à condition bien sûr, que Vladimir Poutine fasse le deuil de son fantasme impérialiste et colonial qui vise à subjuguer l’Ukraine avant de s’en prendre à d’autres territoires de l’ex-URSS.

Q - Mais si on en croit le New York Times, ça n’est pas du tout le cas. Le secrétaire d’État Marco Rubio explique : « much work », il y a encore beaucoup de travail à faire pour que les scénarios de paix aboutissent, ce qui veut dire, en langage diplomatique, que ce n’est pas fait, quoi.

R - Beaucoup de travail et un petit peu de pression sur la Russie. Je rappelle que les sanctions qui ont été prises par les États-Unis sur les deux plus grandes entreprises pétrolières russes, Lukoil et Rosneft, viennent d’entrer en vigueur. Nous préparons nous-mêmes un nouveau train de sanctions qui vont viser les intérêts énergétiques.

Q - Mais vous pensez que ça peut être efficace ? Parce qu’on en est au 20e train de sanctions. 20 trains de sanctions et rien ne semble vous faire plier…

R - Mais ça, c’est vous qui le dites. Imaginez-vous, si nous n’avions pas pris ces trains de sanctions, la Russie aurait pu bénéficier de centaines de milliards d’euros qu’elle aurait sans nul doute engouffré dans sa guerre d’agression. Et donc, si l’Ukraine tient debout et si aujourd’hui la Russie est en échec sur le front, c’est évidemment l’héroïsme courage des Ukrainiens et c’est aussi le soutien des alliés de l’Ukraine et la pression qu’ils ont exercée sur la Russie, qui expliquent la situation dans laquelle nous sommes.

Q - Andreï Kourkov, le gouvernement ukrainien est dans une situation délicate puisque le bras droit de Volodymyr Zelensky, Andriy Yermak, a démissionné suite à une affaire de corruption. Qu’est-ce que ça veut dire pour vous ? Est-ce que c’est le signe qu’il y a une volonté d’en finir avec la corruption, ou bien au contraire que le gouvernement est corrompu et gangréné ?

Q - Non, je ne crois pas que le gouvernement est corrompu, mais bien sûr, le cercle le plus proche de Zelensky, les gens avec qui il est entré en politique, sont maintenant en-dehors de la politique. C’est-à-dire qu’il doit aussi trouver des nouveaux professionnels, mais aussi, il doit se réinventer lui-même, parce qu’aujourd’hui, c’est la question de l’existence d’Ukraine. Et bien sûr, il ne doit pas faire preuve de tolérance avec la corruption. En fait, chaque scandale montre qu’il y a des batailles contre la corruption ukrainienne. Et aussi, la dernière situation avec l’Agence nationale d’anticorruption qui a commencé les investigations sans prévenir l’administration du président, la démission de Yermak, c’est le résultat de cette investigation. C’est-à-dire qu’on ne tolère pas la corruption et le combat avec l’ennemi à l’intérieur. Le combat contre la corruption continue, comme le combat sur la ligne de front.

Q - Monsieur le ministre Jean-Noël Barrot.

R - Oui, je rejoins tout à fait ce qui a été dit. Nous avons encouragé ces dernières années l’Ukraine à faire mieux et plus dans la lutte contre la corruption, parce que c’est aussi l’une des conditions de son chemin vers l’adhésion à l’Union européenne. Mais ce qui est clair, c’est que quand vous avez des agences indépendantes du gouvernement qui obtiennent, si l’on peut dire, la démission de personnalités qui sont au cœur du pouvoir, c’est le symptôme, si l’on peut dire, d’une organisation politique qui a pris les dispositions pour lutter contre la corruption. Dans un pays totalement corrompu, il serait inimaginable de voir des responsables politiques de premiers démissionner comme ça a été le cas ces derniers jours.

Q - Mais cette affaire intervient au pire moment pour le pouvoir ukrainien. Vous avez entendu le commentaire du président américain il y a quelques heures. « L’Ukraine a quelques petits problèmes difficiles », je cite Donald Trump. Il y a une situation de corruption, ce qui n’aide pas le président Zelensky. N’est-il pas plus fragile que jamais, Monsieur le Ministre ?

R - Moi, j’ai entendu le secrétaire d’État Marco Rubio, on en parlait il y a quelques instants, lorsqu’il s’est connecté à la réunion présidée par le Président de la République mardi dernier, dire qu’il n’y a pas de possible, ou en tout cas pas de paix durable possible sans l’assentiment de toutes les parties. Et donc l’assentiment des Ukrainiens - et aujourd’hui, c’est Volodymyr Zelensky qui conduit son peuple vers la paix - sera nécessaire quoi qu’il arrive.

Q - il y a aussi un autre problème dont il faut parler, Monsieur le ministre Jean-Noël Barrot : la visite de Viktor Orbán à Moscou. Est-ce qu’on peut faire la paix, est-ce qu’on peut aujourd’hui avoir une position européenne commune, alors même que nous ne sommes pas d’accord ?

R - Écoutez, ce n’est pas nouveau que Viktor Orbán se déplace à Moscou. Et pourtant, comme on le disait, ça ne nous a pas empêché de prendre 20 trains de sanctions, d’immobiliser les actifs russes, gelés en Europe, de lancer des programmes de soutien militaire et financier au profit de l’Ukraine. Il faut faire avec mauvaise fortune, bon cœur. On va continuer avec la même détermination à soutenir l’Ukraine et à exercer une pression sur la Russie.

(…)

Q - Jean-Noël Barrot, un mot de conclusion, alors même que le Président de la République reçoit aujourd’hui Volodymyr Zelensky ?

R - Un mot d’admiration vis-à-vis du peuple ukrainien, de sa puissance culturelle. Et je l’ai vu moi-même, à Soumy comme à Kharkiv, dans un musée des beaux-arts, dans un musée de la littérature, c’est aussi en matière culturelle que se joue la contre-offensive ou la contre-attaque. Et c’est la raison pour laquelle nous avons retenu ce terme pour qualifier cette saison culturelle qui s’ouvre aujourd’hui.

Q - Et c’est une visite extrêmement importante. Qu’est-ce que l’on peut en attendre, de cette visite de Volodymyr Zelensky à Paris ?

R - De faire un point dans un moment critique des négociations que nous voulons voir avancer, à condition bien sûr qu’elles respectent la souveraineté, l’intégrité territoriale de l’Ukraine et la sécurité européenne.

Q - Merci beaucoup Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe des affaires étrangères, de nous avoir accompagnés.

Source : France Culture