Entretien de Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, avec « France Info » - Extraits (Paris, 12 décembre 2025)
Q - Les négociations de paix pour l’Ukraine entrent peut-être dans leur phase la plus aiguë, celle des concessions territoriales, avec des propositions ces dernières heures venues à la fois de Washington et de Kyiv. Bonjour Jean-Noël Barrot.
R - Bonjour.
Q - Et bienvenue sur France Info, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, avant d’évoquer ce sujet, je voulais vous entendre sur les mots du secrétaire général de l’OTAN, Mark Rutte. On l’a écouté dans le journal de 7h. Il alerte face au risque de guerre menée par la Russie, guerre qui pourrait être de l’ampleur de celles qu’ont connue, nos grands-parents et nos arrière-grands-parents. Vraiment, on en est là ?
R - Là où on en est, c’est qu’il nous faut garantir maintenant pour nous-mêmes, pour les décennies qui viennent, la paix. La paix, cela se prépare. La paix, cela a un prix. Et c’est la raison pour laquelle le Président de la République a décidé, il y a quelques années déjà, de doubler les moyens de nos armées. Non pas dans une logique d’agressivité, non pas pour aller conquérir tel ou tel pays ou territoire, mais simplement pour relever notre défense et dissuader toute forme de menace, pour garantir la paix.
Q - Ce ne sont pas des propos inutilement alarmistes ?
R - Je crois qu’il faut que chacun ait bien conscience que garantir la paix, cela a un prix. La paix a un prix et qu’il faut se préparer à le payer.
Q - Alors, concernant à présent les négociations en Ukraine, on va détailler avec vous ce qui est sur la table. Ça y est, Jean-Noël Barrot, le mot, le terme en tout cas, « concession territoriale », ce n’est plus un tabou ?
R - Nous l’avons toujours dit, c’est aux Ukrainiens et à eux seuls qu’il appartient de prendre des décisions qui concernent territoire. Mais c’est vrai, paix est désormais à portée de main. Les Ukrainiens, le président Zelensky a montré depuis neuf mois sa disposition à créer les conditions d’une paix qui soit juste et une paix qui soit durable, qui ne soit pas une capitulation. C’est maintenant à Vladimir Poutine de faire le dernier pas et de mettre fin à cette guerre impérialiste et coloniale.
Q - Alors les concessions justement et le pas que vous avez évoqué côté ukrainien, l’idée d’une zone démilitarisée dans le Donbass évoquée ces dernières heures, on écoute là-dessus les explications d’Éric Biegala, on se retrouve juste après.
[…]
Q - Donc, Jean-Noël Barrot, un Donbass coupé en deux, une zone démilitarisée au milieu pour schématiser. Est-ce que c’est la seule solution pour que l’Ukraine n’ait pas à abandonner complètement cette région aux Russes ?
R - Je vous le redis, les territoires, c’est une question qui appartient aux Ukrainiens et à eux seuls. Les Européens, quant à eux, se concentrent sur leur manière, la façon dont ils peuvent contribuer à ce qu’une paix soit durable.
Q - Pardon, c’est quand même un peu de la langue de bois parce qu’il y a un côté prime à l’agresseur d’une certaine façon.
R - Pas du tout. C’est aux Ukrainiens qu’appartient l’Ukraine. Les Européens, eux, peuvent contribuer de manière décisive, s’ils le souhaitent, à ce que, si nous y parvenons, soit durable. Et c’est l’objectif de cette réunion de ce qu’on appelle la Coalition des volontaires, qui s’est réunie une nouvelle fois, hier, sous présidence française et britannique, pour rassembler les capacités militaires qui seront nécessaires pour régénérer l’armée ukrainienne, d’une part, une fois le cessez-le-feu intervenu, et d’autre part, pour installer en Ukraine des capacités militaires qui dissuaderont…
Q - Donc les garanties de sécurité ?
R - C’est ce qu’on appelle les garanties de sécurité qui dissuaderont durablement la Russie d’agresser à nouveau l’Ukraine.
Q - Là où ça nous concerne plus directement, sur cette zone, possible zone démilitarisée, ce serait là, et c’est ce que dit le négociateur ukrainien, ce serait là que seraient déployés potentiellement donc des soldats, lui en tout cas, et les Ukrainiens espèrent des soldats américains, est-ce que l’on pourrait imaginer des soldats français, donc dans cette zone du Donbass, dans cette zone démilitarisée, pour garantir une forme de cessez-le-feu ?
R - Les travaux qui ont été menés par cette coalition sont totalement inédits à l’échelle de l’histoire récente de l’Europe, peut-être à l’échelle de sept ou huit décennies, puisque pour la première fois, les chefs militaires de plus de 30 pays de l’Europe, de l’Amérique du Nord et de l’Asie, se sont rassemblés pour planifier sur le plan militaire la régénération de l’armée ukrainienne et l’installation de capacités dissuasives. Cette planification est en train d’être finalisée et elle sera disponible pour que dès le cessez-le-feu intervenu, aucune nouvelle agression ne puisse être tolérée.
Q - Je n’ai pas complètement compris votre réponse. Ça veut dire que pour l’instant, la France ne peut pas se prononcer sur le fait de savoir si, oui ou non, potentiellement, des soldats français pourraient être amenés, si cette zone devait être « contrôlée » par des…
R - Non, en effet, vous m’avez mal compris. Ce que je vous dis, c’est que la France, pour la première fois dans l’histoire européenne depuis huit décennies, hors de l’OTAN, bien qu’en coordination avec l’OTAN, a présidé à une planification militaire pour apporter des garanties de sécurité à l’échelle de l’Ukraine en y installant les capacités militaires.
Q - Donc celle-ci en faisant partie ? Cette fois-ci, j’ai compris…On vient d’évoquer quand même ce qui serait une concession majeure et je vous repose la question peut-être un petit peu différemment. Est-ce que quand même, ce n’est pas, cette concession ukrainienne, inciter le Kremlin à avoir encore d’autres exigences et peut-être encore d’autres objectifs ?
R - Ce que nous voulons, c’est la sécurité pour l’Europe et les Européens. C’est d’ailleurs l’objectif de la décision que nous prenons aujourd’hui, qui est une décision majeure, qui va sans doute infléchir le cours de cette guerre et accélérer la paix. Aujourd’hui, les Européens vont décider de priver la Russie des actifs qui sont aujourd’hui placés en Europe, 200 milliards d’euros, aussi longtemps que nécessaire, jusqu’à ce que la Russie cesse sa guerre d’agression et verse des réparations à l’Ukraine.
Q - Donc ça, effectivement, vous allez sur le sujet de l’immobilisation des actifs russes qui, pour partie, sont en Belgique. Il s’agissait de prolonger cette immobilisation. Effectivement, comme vous nous le dites, elle a été confirmée. Il y a une différence entre les immobiliser et pouvoir les utiliser. Aujourd’hui la Belgique bloque sur ce sujet. Ce sera au cœur d’un sommet européen la semaine prochaine. Est-ce qu’aujourd’hui vous avez des indications sur le fait que les Belges pourraient finir par accepter un usage de ces fonds bloqués ?
R - D’abord, la décision d’aujourd’hui est majeure. Pourquoi ? Parce qu’au début de la guerre, ces actifs, 200 milliards d’euros appartenant à la Russie, nous les avons immobilisés pour une durée de six mois renouvelable tous les six mois, à condition que tous les 27 pays européens soient d’accord. Ce qui suppose que si un pays s’y oppose, la Russie pouvait à tout moment récupérer ces sommes. Or, on a bien vu ces dernières semaines que d’autres que les Européens étaient tentés de décider à notre place du sort, de la destination de cette somme…
Q - Vous pensez aux Américains, Donald Trump qui a évoqué le fait d’utiliser ces avoirs pour des investissements qui profiteraient aussi aux entreprises américaines.
R - Et parce que les Européens ne veulent laisser personne décider à leur place, parce que c’est de la sécurité de l’Europe et des Européens dont il est question, nous avons décidé de bloquer ces sommes aussi longtemps que nécessaire. Et à partir de là, beaucoup de choses sont envisageables, y compris la constitution d’un paquet de financement qui est en train d’être discuté intensément à Bruxelles, qui pourrait aboutir à la fin de la semaine prochaine pour mettre l’Ukraine à l’abri de toute difficulté pendant au moins deux ans, si toutefois la guerre devait se poursuivre.
Q - Deux choses intéressantes dans ce que vous nous dites, Jean-Noël Barrot. D’abord, effectivement, donc que les Américains, on le comprend, même si ça fait partie des discussions, en tout cas c’est leur souhait, ne pourront pas toucher à ces avoirs.
R - Personne ne pourra y toucher.
Q - Voilà, et donc que vous espérez encore pouvoir convaincre la Belgique de bouger. Est-ce que vous avez des leviers pour cela ?
R - C’est la négociation européenne qui s’intensifie jusqu’à la fin de la semaine prochaine où les chefs d’État et de gouvernement se réuniront à Bruxelles pour aboutir à ce prêt, que l’on appelle le prêt de réparation dans le jargon bruxellois, qui a un objectif, placer l’Ukraine en position de force, en tout cas éloigner tout risque de difficulté financière si toutefois la guerre devait se poursuivre.
Q - Alors à propos de sanctions et d’avoirs gelés en tout cas, on a souvent évoqué une façon pour Moscou de contourner les sanctions, utiliser une flotte fantôme pour exporter quand même son pétrole. Ce dont on va parler à présent est un peu différent mais interroge tout de même car forcément cela finance aussi indirectement la Russie.
[…]
Q - Jean-Noël Barrot, vous êtes toujours avec nous. On apprend effectivement que des pétroliers russes viennent en France. Est-ce que, si c’est légal, c’est pour autant acceptable d’une certaine façon de financer quand même la Russie par ce biais ?
R - Non, c’est totalement inacceptable, mais ça n’est pas nouveau. Et c’est la raison pour laquelle, cette année, nous avons pris deux décisions inédites, radicales, pour mettre fin à ce contournement qui permet à la Russie de continuer à financer son effort de guerre. Première décision : celle d’ajouter à l’embargo sur le pétrole russe, il est interdit aujourd’hui d’importer du pétrole russe en Europe, l’embargo qui va entrer en vigueur dans un mois sur le pétrole raffiné en provenance d’autres pays qui, eux, importent du pétrole brut de la Russie.
Q - Parce que là, on est moins sûr de la traçabilité, je suppose ?
R - Parce qu’il n’est pas question que par une forme de blanchiment, de raffinage du pétrole, on puisse, nous, Européens, continuer indirectement à soutenir l’effort de guerre de la Russie. Ça, c’est la première décision. Elle entre en vigueur au mois de janvier prochain. Embargo sur tout le pétrole, d’où qu’il vienne, s’il provient d’un pays qui continue d’importer du pétrole de la Russie. Deuxième décision, c’est d’entraver la circulation de ces navires, de la flotte fantôme, ces navires que la Russie utilise avec de faux pavillons, contourner les sanctions. Nous avons sanctionné un certain nombre de ces navires, mais nous sommes allés plus loin. Nous avons mobilisé nos moyens militaires à arraisonner ces navires. Cela a été le cas en Royaume-Uni, au large de Saint-Nazaire il y a quelques semaines, cela a été le cas au Royaume-Uni. C’est-à-dire qu’on a interpellé ces navires, on l’a entravé leur circulation.
Q - Mais sur les pétroliers, vous dites qu’en 2026, il n’y aura donc plus de pétroliers russes dans les ports français ou ce n’est pas possible ?
R - Ce que je dis, c’est qu’avec cet embargo qui entre en vigueur en janvier, ce sera évidemment infiniment plus compliqué pour le pétrole qui provient de ces pays qui, eux, continuent d’importer de la Russie, raffinent le pétrole dans leurs raffineries, que l’on a sanctionnées pour certaines d’entre elles, et ensuite continuent d’exporter aujourd’hui vers l’Europe.
Q - Tout dernier mot, Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, sur un tout autre sujet, pour le coup. Sujet dont France Info a choisi de faire une journée spéciale aujourd’hui, puisque c’est l’anniversaire de la COP21. Dix ans après accord signé, allé par 195 pays, les États-Unis, notamment, la Chine, l’Inde, la Russie. Quand on vient d’entendre ce qu’on s’est dit, ça peut paraître un petit peu curieux. Est-ce que ce serait encore possible, selon vous, un accord comme ça aujourd’hui ?
R - En tout cas, il faut rappeler que ça a été un immense succès de la diplomatie française. C’est la France qui a inventé la diplomatie climatique en rassemblant ainsi toute la communauté internationale autour de l’objectif de contenir le réchauffement climatique. Et dix ans après, cet accord diplomatique, et c’est important de le rappeler, a produit des effets. Les émissions de gaz à effet de serre ont augmenté trois fois moins vite depuis dix ans que cela n’avait été le cas dans la décennie précédente. Et s’agissant de certains pays comme la France, les émissions de gaz à effet de serre ont carrément baissé. Chez nous, elles ont baissé d’à peu près 20%. Et donc, c’est une grande fierté pour nous que de célébrer cet accord qui a eu des résultats. Et c’est essentiel parce que, chacun le sait ici, le réchauffement climatique a des conséquences dramatiques sur nos vies quotidiennes. Et chaque dixième de degré qui est économisé, c’est autant de vies sauvées, de catastrophes naturelles qui seront évitées.
Q - Même si on peut imaginer que le contexte actuel ferait qu’un accord comme ça serait plus difficile aujourd’hui…
R - Il serait sans doute plus difficile, mais en rien, la détermination de la France ne serait altérée.
Q - Merci beaucoup Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, d’avoir été ce matin avec nous sur France Info.
Source : France Info