Entretien avec M. Jean-Noël Barrot, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, publié par « La Tribune Dimanche » (Paris, 29 novembre 2025)
=Propos recueillis par François d’Alançon, Bruno Jeudy et Soazig Quéméner=
Q - Les États-Unis ont transmis à la Russie une nouvelle mouture du plan de règlement du conflit après les discussions avec les Ukrainiens à Genève. Les Européens ont-ils été informés de son contenu ?
R - Les Européens n’ont ménagé aucun effort pour peser sur les discussions avec une seule obsession : la paix pour l’Ukraine et la sécurité pour l’Europe. Et notre mobilisation a payé. Dans la foulée de la présentation de leur plan de paix en 28 points, nous avons obtenu des États-Unis qu’ils concrétisent pour la première fois leur intention de contribuer aux garanties de sécurité que nous préparons depuis des mois.
Nous nous sommes par ailleurs assurés que ce qui relève de décisions européennes ne puisse en aucun cas être acté sans nous. Cela vaut pour le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, pour les actifs russes immobilisés en Europe, pour la réintégration de la Russie au G7, ou encore, et surtout, pour la sécurité européenne. Nous accueillerons dès lundi 1er décembre le président Zelensky à Paris pour faire avancer les négociations. La paix est à portée de main, si toutefois Vladimir Poutine renonce à l’espoir fou de reconstituer l’Empire soviétique en commençant par soumettre l’Ukraine. L’Ukraine appartient aux Ukrainiens et à eux seuls.
Q - Vladimir Poutine ne risque-t-il pas d’avoir le dernier mot dans ce processus en se mettant d’accord avec les États-Unis sur les paramètres d’une paix imposée à l’Ukraine ?
R - Lors de la réunion de la coalition des volontaires, convoquée mardi 25 novembre par le président de la République, le secrétaire d’État américain Marco Rubio a clairement indiqué qu’il serait illusoire d’imaginer aboutir à une paix robuste et durable sans l’assentiment de toutes les parties. Vladimir Poutine a intérêt à prendre au sérieux la proposition américaine, affinée dans le dialogue avec les Européens le 23 novembre à Genève, car il est en échec militairement.
La progression millimétrique de l’armée russe à l’est de l’Ukraine se fait au prix de pertes humaines colossales, avec plus de 1.000 soldats russes tués chaque jour sur le front. Pour masquer cet échec, elle cible délibérément les infrastructures civiles et les zones résidentielles des villes de l’arrière en violation complète du droit international et du droit de la guerre. Mais personne n’est dupe. Vladimir Poutine doit accepter le cessez-le-feu ou se résoudre à exposer la Russie à de nouvelles sanctions qui épuiseront son économie, ainsi qu’au soutien redoublé des Européens à l’Ukraine.
Q - Vladimir Poutine maintient ses demandes maximalistes et conteste la légitimité de Zelensky en refusant de signer un accord avec lui.
R - Le président Zelensky a été élu dans des élections ouvertes, transparentes et démocratiques, ce qui n’est pas le cas de Vladimir Poutine. C’est la guerre que le président russe a choisi de livrer qui empêche l’Ukraine de procéder à des élections. Quant aux affaires de corruption, elles doivent être traitées par les institutions compétentes, sans interférence avec le processus de paix.
Q - Le bras droit du président ukrainien, visé par une enquête anticorruption, vient de démissionner. Affaibli par cette affaire, Zelensky est-il toujours l’homme de la situation ?
R - Volodymyr Zelensky s’est affirmé en héros de la résistance d’un pays soumis au feu roulant de l’envahisseur. Il dispose de toute la légitimité pour conduire l’Ukraine vers la paix.
Q - La publication des écoutes sur les conversations de l’émissaire américain Steve Witkoff avec Iouri Ouchakov, le conseiller diplomatique de Poutine, ont montré sa très grande proximité avec le Kremlin. Comment réagissez-vous ?
R - Je constate que la Russie est sous sanctions des États-Unis et que les Ukrainiens se battent avec des armes américaines. Jugeons l’engagement des États-Unis sur les actes plutôt que sur les mots.
Q - Dans la version initiale de leur plan de paix, les États-Unis se présentent comme des médiateurs entre l’Otan et la Russie, comme si la sécurité européenne n’était pas leur problème. Est-ce un tournant pour la relation transatlantique ?
R - Cette clause est nulle par nature dans la mesure où personne ne peut prendre une décision engageant l’Otan à la place des pays qui en sont membres. Les États-Unis ont exprimé depuis longtemps leur souhait de réduire le niveau de leur engagement au sein de l’Alliance atlantique. C’est une opportunité pour les Européens d’y prendre toute leur place en développant leur vision et leurs capacités. En édifiant le pilier européen de l’Otan qui est la condition de notre autonomie stratégique. Sur ce plan, la France a obtenu une victoire importante avec l’inscription du principe de préférence européenne dans les nouveaux programmes européens touchant à la défense.
Q - Le chef d’état-major des armées a marqué les esprits en se demandant si nous étions prêts à « accepter de perdre nos enfants ». Boris Pistorius, ministre allemand de la Défense, parle de l’été 2025 comme du « dernier été en temps de paix ». Avez-vous des éléments qui portent à croire que la Russie s’apprête à attaquer un pays de l’Otan ?
R - La guerre a fait son retour sur le continent européen. Notre obsession, c’est d’y ramener la paix durablement. Pour y parvenir, nous devons tenir compte du monde tel qu’il se reconfigure et du réarmement massif de la Russie. Notre capacité à écarter la menace dépend de notre force intérieure, militaire et morale. Ayons la lucidité de mesurer que désormais la paix a un prix.
Q - Quel prix ?
R - Celui des efforts que nous sommes en train de faire pour doubler nos moyens militaires et dissuader ainsi toute agression. Dans la période que nous vivons, afficher de la faiblesse, c’est apparaître comme une proie. Il est essentiel que cela soit pris en compte par les forces politiques au moment où elles examinent le budget du pays. C’est l’objet du débat auquel le Premier ministre les a invitées.
Q - Dans le débat intérieur, Marine Le Pen dit que Macron en fait trop avec la menace russe. Jean-Luc Mélenchon estime que le président est un va-t-en-guerre. Que leur répondez-vous ?
R - Voilà des dirigeants irresponsables qui ont toujours mangé dans la main du Kremlin et courbé l’échine devant les dictateurs. Ils n’ont jamais caché leur fascination pour les dirigeants autoritaires et belliqueux. S’ils exerçaient aujourd’hui les responsabilités, je ne donnerais pas cher de notre sécurité collective.
Q - Avez-vous pu évaluer la menace de ce que l’on appelle la « guerre hybride » ?
R - Partout dans le monde, nos adversaires tentent d’abîmer l’image de la France par des campagnes lancées notamment sur les réseaux sociaux. Mais nous ne laisserons plus personne s’en prendre à la France ou à son image sans répliquer durement. Nous nous sommes dotés d’une capacité de veille numérique et de riposte 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 qui a été clairement perçue par nos adversaires. Et nous nous sommes aussi donné les moyens de mener nos propres campagnes pour pointer du doigt les mensonges et les méfaits de ceux qui, aujourd’hui, s’en prennent à nos intérêts.
Q - Les avoirs russes gelés sont l’un de nos leviers dans ce conflit. Les Européens semblent toujours très divisés sur le sujet. Comment la France se positionne-telle, en sachant que l’Ukraine devrait être à court de cash au plus tard courant février ?
R - La priorité des priorités est de sécuriser durablement l’immobilisation des actifs russes qui sont présents en Europe. C’est un atout considérable qui nous permettra de peser sur les paramètres de la paix. C’est aussi une façon de nous assurer que, le moment venu, la Russie prendra en charge la réparation des dommages considérables qu’elle a infligés à l’Ukraine. Ensuite, nous voulons mettre l’Ukraine à l’abri des difficultés financières pour les deux années qui viennent, si toutefois la guerre devait se poursuivre. Tout cela fera l’objet de discussions dans les prochains jours qui aboutiront, je le souhaite, à une décision lors du Conseil européen du 18 décembre prochain.
Q - Lundi 1er décembre, Paris accueille une délégation ukrainienne. Quel est le but de cette visite ?
R - J’accueillerai au Quai d’Orsay deux manifestations d’envergure consacrées à l’Ukraine, en présence d’Olena Zelenska, la première dame ukrainienne. D’abord une mise à l’honneur de l’initiative Bring Kids Back qu’elle parraine et qui a permis de ramener près de 2 000 enfants ukrainiens arrachés à leur famille par la Russie. Rien ne peut nous faire oublier le sort tragique de ces enfants déportés dans des camps de redressement. Rappelons que ce crime de guerre odieux vaut à Vladimir Poutine son mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale. Nous lancerons ensuite la saison culturelle franco-ukrainienne pour souligner que la guerre ne se livre pas seulement avec des chars et des canons : elle se livre aussi avec les armes de l’esprit.
Q - Vous accompagnez Emmanuel Macron cette semaine en Chine. Le président chinois peut-il peser sur Vladimir Poutine pour espérer trouver une issue au conflit ?
R - Nous comptons sur la Chine, membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies, pour qu’elle contribue à orienter la Russie vers un cessez-le-feu immédiat permettant l’ouverture de négociations de paix.
Q - Mais le premier sujet de ce déplacement sera le commerce ?
R - Oui, dans un contexte où la Chine s’est réveillée et où ses performances économiques sont spectaculaires. En vingt-cinq ans, son économie est passée de la taille de l’Italie à celle de l’Union européenne tout entière. La rapidité de cette mutation bouleverse les économies du monde entier. Et si nous n’y prenons garde, elle pourrait engendrer en Europe des conséquences industrielles dévastatrices et irréversibles. Il est donc urgent de restaurer l’équilibre pour préserver nos intérêts essentiels. Sans quoi nous n’aurons d’autre choix que de prendre des mesures pour les défendre.
Q - Que signifie « restaurer l’équilibre » ?
R - Recréer les conditions d’une concurrence équitable pour tous et d’une coopération économique bénéfique pour chacun. C’est l’ambition que nous portons au moment où la France s’apprête à prendre la présidence du G7.
Source : La Tribune Dimanche