Discours à la Harvard Kennedy School de Jean-Noël Barrot (25 septembre 2025)
(Traduit de l’anglais)
Harvard Kennedy School
Le 25 septembre 2025
INTRODUCTION
J’ai grandi dans le centre de la France, sur une terre entourée de montagnes anciennes et de volcans endormis. J’ai grandi avec la légende d’un héros, un héros né sur cette même terre, entourée de montagnes anciennes et de volcans endormis, un héros appartenant à deux mondes : la France et les États-Unis. Laissez-moi vous raconter son histoire.
Il avait été élevé par sa mère et ses tantes. À 19 ans, il entendit parler d’hommes qui se battaient de l’autre côté de l’Atlantique au nom de la liberté et de la démocratie. Il défia les autorités françaises, monta à bord de la Victoire à Bordeaux, puis débarqua à North Island, près de Georgetown, en Caroline du Sud. Il se tint aux côtés des Patriotes américains et combattit dans leurs rangs. Il se lia d’amitié avec George Washington et tissa aussi des liens avec Thomas Jefferson, qui rédigeait alors la Déclaration d’indépendance.
« Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »
Notre jeune héros rapporta avec lui en France ces paroles puissantes. Et trois jours avant la prise de la Bastille, il rédigea la première ébauche de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui commence ainsi :
« Les hommes naissent libres et égaux en droits. […] Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l’oppression. »
Cette histoire est celle de Lafayette. Elle s’est déroulée il y a 250 ans, mais ces paroles puissantes ont résisté à l’épreuve du temps. Si bien qu’un siècle et demi plus tard, l’histoire s’est rejouée, mais dans l’autre sens. Le 6 juin 1944, par une nuit de pleine lune, des milliers de jeunes Américains se sont embarqués en direction des côtes normandes, où nombre d’entre eux allaient verser leur sang pour libérer la France de l’oppression. C’est cette même motivation qui avait poussé Lafayette à traverser l’Atlantique.
Prenez un instant pour y réfléchir, posez-vous la question : pourquoi ces jeunes gens ont-ils traversé l’Atlantique, au risque de tout perdre ? Pourquoi l’ont-ils fait ? Au nom de quoi ? Au nom d’une idée toute simple, une idée que la France et les États-Unis défendent depuis plus de deux siècles, et qui a tant apporté au monde entier. Elle se résume en un seul mot : la démocratie.
La démocratie comme l’ambition d’une société dans laquelle des citoyens éclairés décident pour eux-mêmes. La démocratie comme un cadre institutionnel fragile, mais si puissant, qui repose sur trois piliers : premièrement, les droits fondamentaux : certains droits sont sacrés ; deuxièmement, le principe « une personne, un vote » : la loi est faite par le peuple pour le peuple ; troisièmement, l’état de droit : toutes les personnes sont égales en droits, et nul n’est au-dessus de la loi. Tant que ces trois principes sont respectés, la démocratie est préservée. Mais si l’un de ces principes vient à être ébranlé, c’est la démocratie toute entière qui vacille.
PARTIE 1 : EN QUOI LA DÉMOCRATIE EST-ELLE PUISSANTE ?
En revanche, lorsque la démocratie se maintient, elle constitue sans nul doute le cadre institutionnel le plus propice à la prospérité, au bien-être et à la paix. Il ne s’agit pas là d’une opinion, mais d’un constat qui se fonde sur la recherche scientifique.
Que nous dit la recherche ? Andrei Shleifer, professeur à Harvard, est l’économiste le plus cité au monde, avec plus de 400 000 citations. Il a fourni de nombreux éléments probants qui démontrent que la tradition juridique est un vecteur déterminant pour le développement d’un pays. Il a démontré, avec ses coauteurs, que l’état de droit renforce la protection des investisseurs, approfondit et élargit les marchés financiers, et, in fine, augmente la croissance économique. Il part d’une intuition toute simple : si la propriété privée est protégée, si la propriété intellectuelle est protégée, alors les entrepreneurs et innovateurs sont incités à créer de la valeur et à repousser les frontières du savoir.
Je viens de vous citer un économiste de Harvard, permettez-moi à présent d’évoquer un économiste du MIT qui a eu une influence considérable sur les recherches que j’ai moi-même menées alors que j’y enseignais : Daron Acemoğlu, lauréat du prix Nobel d’économie. Daron Acemoğlu et ses coauteurs ont montré que la démocratie était bel et bien un facteur de croissance. La démocratisation augmente le PIB par habitant d’environ 20 % sur le long terme. Ces effets s’expliquent par le fait qu’une démocratie investit davantage dans le capital, l’éducation et la santé. À travers ses travaux novateurs, Daron Acemoğlu a révélé que les institutions inclusives, c’est-à-dire celles qui garantissent que tout un chacun bénéficie de la croissance, sont la principale raison pour laquelle certains pays s’enrichissent tandis que d’autres restent pauvres.
Certains diront que le PIB ne saurait suffire à mesurer le bien-être. Ils n’ont peut-être pas tort. Prenons d’autres facteurs. Une étude publiée dans The Lancet démontre que la démocratie a un effet positif sur l’espérance de vie. Si l’on élimine les autres facteurs, l’espérance de vie des adultes augmente de 3 % en 10 ans dans les pays qui deviennent démocratiques. De même, il existe une corrélation négative entre démocratie et mortalité infantile. Au-delà de ça, de nombreux articles ont démontré la corrélation positive entre démocratie et bien-être subjectif.
La démocratie favorise la prospérité, le bien-être et la paix. Nul besoin d’être diplômé de la Harvard Kennedy School pour voir qu’un schéma se dessine : au cours des 80 dernières années, aucune démocratie mature n’est entrée en guerre avec une autre. Plus important encore, la démocratie a servi de modèle fondamental pour bâtir l’ordre international sur les cendres de la Seconde Guerre mondiale. Prenons la Charte des Nations Unies, signée il y a 80 ans à San Francisco, vous y reconnaîtrez les mots de Lafayette et de Jefferson.
Vous y distinguerez les trois piliers de la démocratie que j’évoquais, transposés au niveau international, entre les nations : le premier concerne les droits fondamentaux, à savoir l’intégrité territoriale et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; le deuxième, le principe « une nation, un vote », selon lequel chaque pays est doté du même pouvoir au sein de l’Assemblée générale ; le troisième, l’état de droit, selon lequel les mêmes règles s’appliquent à l’ensemble des nations.
L’objectif premier des Nations Unies était de préserver la paix et la sécurité internationales. Cela a-t-il fonctionné ? Sans aucun doute. Avec l’intégrité territoriale comme principe directeur, il est devenu très coûteux pour un État d’envahir des pays voisins. Tous les conflits n’ont pas été évités, loin de là. Néanmoins, le rôle de médiateur de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité a permis d’éviter à de multiples occasions que des tensions ne dégénèrent en de véritables guerres. De plus, la recherche a révélé que les missions de maintien de la paix de l’ONU et d’autres activités de consolidation de la paix réduisent la violence, renforcent les droits de l’homme et stabilisent les situations au lendemain de conflits. Elles entraînent moins de conflits et représentent indubitablement un moyen de renforcer la sécurité mondiale à moindre coût.
Prospérité, bien-être, paix : la démocratie a tant apporté à notre civilisation. Pourtant, où que je regarde, les droits fondamentaux sont remis en cause et l’état de droit est contesté. Où que je regarde, la démocratie est attaquée.
PARTIE 2 : LA DEMOCRATIE ATTAQUÉE
À l’extérieur, les dirigeants autoritaires ont une stratégie bien rôdée. Ils craignent la démocratie comme les vampires craignent la lumière du soleil. C’est pourquoi ils vident la démocratie de son essence, ils sapent ses forces. Quand on ne croit pas à la capacité de son peuple à surmonter les obstacles que rencontre toute nation, on peut se convaincre que la solution est de concentrer le pouvoir. Adieu, état de droit. Adieu, droit international. Adieu, dialogue et multilatéralisme.
Ils susurrent une idée pernicieuse dans des oreilles serviles : jetez par-dessus bord les principes qui nous guident depuis des décennies, parce que nous seuls pouvons soulager rapidement les frustrations que la démocratie libérale attise chez tant de citoyens. Mais la vérité finit par éclater, et on voit avec le temps l’étendue du pouvoir confisqué au peuple. La recette des dirigeants autoritaires est toujours la même :
- Déguiser : un dictateur présenté comme un président « démocratiquement » élu.
- Diviser : la crise est une affaire qui marche – attisez des velléités séparatistes par-ci, inventez un « État profond » par-là.
- Détruire : d’abord l’état de droit, puis l’équilibre des pouvoirs, l’indépendance de la justice, les juges eux-mêmes, les journalistes, les scientifiques, les universitaires.
- Crier victoire : parce que, comme ils disent, les élections sont une perte de temps.
Même Star Wars connaît la recette. L’exemple de Palpatine, seigneur noir des Sith, montre comment une galaxie démocratique peut sombrer dans la dictature en quatre étapes. Facile et réplicable.
- Première étape : déguisez-vous en sénateur.
- Deuxième étape : faites croire à une menace séparatiste.
- Troisième étape : débarrassez-vous de l’Ordre Jedi, ultime contre-pouvoir.
- Quatrième étape : proclamez la fin de la République et l’avènement de l’Empire « pour garantir la sécurité ».
Si vous voulez mon avis, il ne fait aucun doute que c’est avec un sabre laser vert que Benjamin Franklin se serait battu. Heureusement, le retour du Jedi met fin à tout cela. Mais ce scénario est de moins en moins fictionnel.
Prenez Vladimir Poutine. La raison qui motive ses guerres coloniales (Géorgie en 2008, Ukraine depuis 2014) tient en un mot : démocratie. Le choix des Géorgiens et des Ukrainiens de se tourner vers l’Europe engendrait un risque de contagion démocratique. Il a donc mis en scène des fronts séparatistes montés de toutes pièces pour justifier ses violations du droit international. Il a déclenché une invasion à grande échelle de l’Ukraine et tenté de manipuler des élections en Allemagne, en Roumanie et en Moldavie. A-t-il réussi ? Non. Réussira-t-il ? Certainement pas. Pourquoi ? Parce que la démocratie est une idée. On ne peut pas bombarder une idée, ou anéantir à coups de drones la volonté d’un peuple de décider de son destin.
Au-delà de l’Ukraine, c’est l’Union européenne, un projet intrinsèquement démocratique, que cible Vladimir Poutine. Il la déteste, elle et ce qu’elle représente. Et il n’est pas le seul. En tant que responsable politique français, je vois des dirigeants autoritaires gagner du terrain partout dans le monde, y compris en Europe. Lorsqu’ils prennent le pouvoir, ils craignent une chose par-dessus tout : que la démocratie ne se propage au sein de leurs frontières et à leurs voisins. Ils la craignent comme on craint un virus mortel. Rien ne les épouvante plus que sa diffusion. Ils tentent tout pour l’arrêter : force, chantage, désinformation, manipulation des élections. Ces dernières années, la bataille pour la démocratie a évolué, mais elle s’est aussi étendue à de nouveaux domaines, notamment à ceux qu’on appelle les réseaux sociaux.
Voici un aspect essentiel : trop souvent, nos démocraties voient encore le monde sous un angle purement matériel. Cela doit changer. Les forces qui veulent anéantir la démocratie ont repris possession du champ de bataille de l’esprit, de l’espace des récits. Elles ont conquis un domaine que trop de dirigeants démocrates ont délaissé : la spiritualité, non pas en tant que religion sectaire, mais en tant que capacité à imaginer un projet politique qui permette aux peuples de servir une cause qui les transcende.
Je vois aussi des assauts venant de l’intérieur. Dans les démocraties mûres d’Europe et d’Amérique du Nord, la menace ne vient pas tant des coups d’État que des dirigeants élus ou en mesure de l’être. En exacerbant la colère et la peur à l’aide d’algorithmes, les hommes forts en herbe font des émotions une arme et transforment la politique en un perpétuel théâtre de l’indignation. L’un des principes fondamentaux de la démocratie, la protection et le respect de la minorité, laisse place à un phénomène bien mis en évidence par Alexis de Tocqueville : la tyrannie de la majorité.
Dans nos démocraties, les adversaires poussent leurs pions. Ils ne cherchent pas qu’à diriger, mais aussi à s’approprier : s’approprier notre récit, les règles qui nous lient et les arbitres qui veillent à leur respect. Leur objectif est simple : s’emparer du pouvoir en vidant de sa substance la notion de consentement. Et ils ont une méthode.
Ils commencent par couper les câbles de frein. Les limites sont sans cesse remises en question, des liens avec des forces autoritaires étrangères surprenants sur le plan géopolitique se font jour, les plateformes deviennent des accélérateurs et les lignes rouges de la souveraineté sont brouillées, de la frontière avec un pays voisin à une île contestée, d’étendues de glace stratégiques à un étroit canal. Le message est toujours le même : la force l’emporte sur le droit, l’audace prend de court la responsabilité.
Ensuite, ils restreignent et saturent la place publique. Ils suffoquent le débat en bâillonnant la presse et en harcelant ceux qui rapportent les faits. La propagande est blanchie par des alliés « privés » qui s’expriment par procuration, les campagnes électorales sont noyées dans une désinformation désormais dopée à l’IA. Le but n’est pas de persuader, mais d’épuiser : que la vérité paraisse inconnaissable, que les citoyens se sentent isolés.
Puis ils criminalisent la contestation. Les opposants, les ONG et les défenseurs des droits entendent frapper à leur porte : descentes de police, procès, intimidation maquillés en protection de l’ordre public. La liberté d’expression est mise de côté comme un luxe appartenant à des temps plus paisibles, le conformisme est présenté comme un devoir civique. Des données sont effacées, des sujets de recherche sont interdits, les subventions aux projets qui ne servent pas le discours officiel sont supprimées, les enseignants doivent se censurer.
Ils font basculer les élections. La violence cerne les bureaux de vote, des candidats sont écartés des scrutins, journalistes et électeurs reçoivent des menaces. Les dés sont pipés, et si le résultat déplaît, il est contesté. Les universités, les organismes de réglementation et les médias publics sont étouffés jusqu’à ce que la résistance soit réduite à un rituel désincarné.
Ils abattent la séparation des pouvoirs. Le pouvoir exécutif enfle, le droit est détourné. Les juges sont remplacés ou intimidés, les tribunaux subissent des pressions, les organes de lutte contre la corruption sont éviscérés ou dirigés, comme des couteaux, contre les critiques. L’arbitre devient un joueur, les règles du jeu une arme.
Enfin, ils font en sorte que la loyauté prime le mérite. L’économie se mue en rouage clientéliste : contrats, prêts et abattements fiscaux pour les amis, goulets d’étranglement pour les contestataires. L’innovation mollit et, dans le silence qui s’ensuit, la répression se durcit.
On en vient alors à une affirmation plus sombre : la démocratie est naïve, l’idéal de Lafayette obsolète. Il convient de lui substituer un régime illibéral, une « monarchie des PDG » qui mette un terme à ce qui est décrit comme une expérience ratée longue de 200 ans : la démocratie.
Je me demande parfois si les promoteurs de ces idées se rendent compte qu’ils tirent un trait sur une période qui correspond plus ou moins à la durée d’existence des États-Unis. Je me demande s’ils se rendent compte que c’est cette « expérience » qui a fait des États-Unis le grand pays qu’ils sont aujourd’hui, en deux siècles. Je me demande s’ils pensent à chacun et à chacune de leurs concitoyens et concitoyennes.
L’idée d’une monarchie des PDG semble trop scandaleuse pour être une réalité ? J’ai peur que non. Rarement la démocratie n’a été aussi peu soutenue. L’an dernier, l’indice de démocratie du journal The Economist est retombé à son niveau le plus bas depuis sa création en 2006. L’insatisfaction vis-à-vis de la démocratie a augmenté de 10 points par rapport au milieu des années 1990 pour atteindre 58 %. La hausse de l’insatisfaction est particulièrement marquée depuis 2005 : la part de citoyens insatisfaits vis-à-vis de la démocratie était cette année-là bien plus basse, à 39 %. C’est dans les démocraties développées que cette hausse est la plus prononcée.
Pourquoi les ennemis de la démocratie gagnent-ils du terrain ? Telle est la question la plus importante de notre époque. Beaucoup ont l’impression que la démocratie ne tient pas ses promesses en matière de liberté, de sécurité, d’épanouissement et de recherche du bonheur. La question que chacun se pose est simple : « Mes enfants seront-ils mieux lotis que moi ? » Malheureusement, peu nombreux sont ceux qui peuvent répondre « oui » avec assurance.
Les gens se lassent des grands principes qui ressemblent à des slogans, de la bureaucratie qui brouille les responsabilités, des déficits associés à des services publics en déclin. Les déclarations grandiloquentes ne servent à rien sans changement concret. La démocratie devrait être tangible, ressentie dans le quotidien. Personne n’accorde sa foi à une constitution ou à une déclaration. On l’accorde à une démocratie vivante, qui transparaît de l’équité quotidienne, des voix entendues, des promesses tenues, des vies qui s’améliorent, autant de preuves de la démocratie qui font l’unité d’un peuple.
De trop nombreux citoyens des démocraties les plus développées sont aujourd’hui las, frustrés, déçus, désabusés, fatigués. Ils souffrent de fatigue démocratique. C’est cette fatigue que nous devons combattre. C’est cette fatigue qui rend nécessaire la mobilisation de tous les défenseurs de la démocratie. Nous ne pouvons pas nous résigner, et il appartient à chacun de défendre la démocratie. La discrète érosion de la confiance et le lent ralentissement de la vie civique caractérisent ce moment où la promesse d’autonomie commence à sonner creux, signe de fatigue démocratique. La fatigue démocratique est liée à une multitude de sentiments contradictoires.
Le sentiment que les citoyens ne sont pas entendus, que les questions qui leur tiennent à cœur ne sont jamais traitées, qu’une lointaine élite, à Paris ou à Washington, décide à leur place sans rendre de compte à qui que soit. Or, faire d’une population un peuple nécessite une histoire partagée et un destin commun, même avec des désaccords.
Le sentiment que le gouvernement démocratique ne tient pas ses promesses, que l’on paie plus cher pour avoir moins, que, trop souvent, les services publics, les soins de santé et la sécurité sont insuffisants. Ce sont nos organisations collectives qui sont mises en cause.
Le sentiment que la démocratie ne protège pas des perturbations mondiales. Le choc commercial chinois a détruit des millions d’emplois et a laissé exsangues des régions entières d’Europe et d’Amérique du Nord. Les politiques de Pékin ont fait enfler la dette des ménages américains et ont jeté une ombre sur l’emploi aux États-Unis. En parallèle, les profondes mutations des structures familiales et la hausse de l’immigration ont transformé nos sociétés, alimentant des inquiétudes que la démocratie peine à apaiser. La transition numérique et l’automatisation ont créé des fractures sur les marchés du travail et ont saigné la classe moyenne. Les gens se sentent abandonnés, laissés à eux-mêmes pour recoller les morceaux.
Le sentiment paradoxal d’injustice et de frustration causé par nos sociétés matérialistes, malgré le bien-être indéniable dont nous bénéficions par rapport aux conditions de vie de la majorité de la population de la planète. Ce sentiment est peut-être le plus pénible, car il est le plus difficile à combattre.
Le sentiment que la démocratie ne parvient plus à préserver l’équilibre subtil entre l’autonomie individuel et l’objectif commun, qui est la condition sine qua none de l’épanouissement personnel. De façon paradoxale, nous en sommes venus à penser que nous manquons des deux. Nous manquons d’autonomie car nous nous sentons entravés, car nous souffrons de restrictions qui pèsent sur notre capacité à choisir, à décider, à agir. Nous manquons d’un objectif commun car nous ne nous sentons plus attirés par des projets qui nous dépassent.
Cette fatigue démocratique n’est pas apparue par hasard. Elle est le fruit de l’aveuglement de longue date des élites face à un monde en mutation et du déni de l’exaspération légitime des classes moyenne et ouvrière, excédées de se sentir méprisées et mises de côté. L’échec des partisans de la démocratie réside dans leur incapacité à imaginer un nouvel avenir et à apporter des réponses à cette colère. La démocratie n’est pas une marque de luxe faisant du marketing sans résultat. La démocratie est moins menacée par les chars d’assaut que par la résignation.
Pendant des années, les partisans de la démocratie aux États-Unis, mais aussi en Europe, ont laissé nos institutions dériver, jusqu’à ce que de nombreux, trop nombreux citoyens se sentent dépossédés de leur pouvoir. Qui décide ? Qui est responsable ? L’horizontalisation de l’information que permettent les réseaux sociaux et l’accessibilité de l’information, de même que la possibilité de faire des comparaisons, a fait que cette dérive et cette opacité ont mené les électeurs à se tourner vers des candidats populistes avec des réponses simples et des boucs émissaires tout trouvés.
La fatigue démocratique est par ailleurs accentuée par l’emprise qu’exercent les réseaux sociaux sur nos vies. En effet, la démocratie prend fin là où commence le Far West des réseaux sociaux. Le modèle opérationnel des plateformes crée des bulles de filtres. Devons-nous condamner ces plateformes ? Non, nous devons les réglementer, sur la base de la souveraineté et de la démocratie, afin de défendre un débat public sain tout en préservant la liberté d’expression et le partage des connaissances. Je suis navré de dire à ceux qui m’écoutent que la démocratie prime sur les dividendes.
Confrontés à la fatigue démocratique, certains pourraient être tentés de baisser les bras, de renoncer à l’héritage de Lafayette et de Jefferson. Nous ne baisserons pas les bras. Nous résisterons, nous réparerons la démocratie. Comment ? Revenons aux origines de la démocratie : le pouvoir et la responsabilité aux citoyens.
PARTIE 3 : RÉPARER LA DÉMOCRATIE
Pour réparer la démocratie, il faut commencer par réparer la citoyenneté, former de véritables citoyens : des citoyens éclairés, capables et désireux d’assumer des responsabilités pour eux-mêmes et pour les autres. Comment y parvenir ? Il faut informer les citoyens, les responsabiliser et s’armer de courage.
Pour commencer, informer. Veritas comme on dit à Harvard. Car conférer du pouvoir au peuple ne peut fonctionner que si celui-ci est bien informé. Sinon, il est condamné à vivre dans les ténèbres. Comment débattre de manière constructive si nous ne sommes pas d’accord sur les faits, si des groupes polarisés s’affrontent sur de fausses informations circulant sur les réseaux sociaux, si la « vérité » est fabriquée à des fins politiques ? L’information débute à l’école et se poursuit ici, à Harvard, dans les universités, où les professeurs consacrent leur vie à une meilleure connaissance du monde et partagent l’étendue de leur savoir avec leurs étudiants.
Aujourd’hui, la science est remise en question. On ne lui fait plus confiance, on la politise. Pourtant l’éducation des citoyens requiert plus de recherche, plus de liberté universitaire, plus de science et non pas moins de science, une science libre et ouverte. Nous avons besoin d’un monde universitaire dynamique où règne une saine émulation. Nous avons besoin de la discipline rigoureuse des examens par les pairs. Nous avons besoin d’évaluer les politiques publiques.
Donc oui, nous restons déterminés ! Déterminés à soutenir les esprits libres qui rêvent au-delà des possibles, les facultés et les étudiants qui osent. Déterminés à soutenir les universités confrontées à la menace du contrôle étatique, à des restrictions budgétaires ou à d’autres contraintes pesant sur leurs cursus ou leurs projets de recherche. Déterminés à soutenir les étudiants, ici à Harvard et partout ailleurs, qui se demandent s’ils pourront aller au bout de leurs études.
Une société informée repose aussi sur une presse libre. Les journalistes doivent se sentir suffisamment indépendants pour pouvoir rendre compte de ce qu’ils voient. Ils ne sauraient être soumis à des pressions ou à des contraintes éditoriales. Ils doivent disposer des ressources nécessaires pour enquêter et révéler des vérités gênantes.
Donc oui, nous restons déterminés ! Déterminés à soutenir ceux qui vérifient les faits, les lanceurs d’alerte, les journalistes qui osent. Déterminés à soutenir les médias indépendants qui s’efforcent de bien faire leur travail. Déterminés à soutenir ceux qui bataillent pour l’intégrité de l’information.
Réparer la citoyenneté passe aussi par la responsabilisation. La fatigue démocratique peut conduire au recul de la démocratie. Lorsque le système semble en panne, certains se demandent : pourquoi ne pas essayer un autre système qui concentre le pouvoir entre les mains de quelques-uns ? La seule solution pour réparer la démocratie et éviter la concentration du pouvoir est de le redistribuer, de redonner le pouvoir au peuple, de revoir complètement le logiciel de qui fait quoi : entre le secteur public et le secteur privé, l’État fédéral et les pouvoirs locaux, le gouvernement et les opérateurs. Le principe directeur doit être la subsidiarité : donner le pouvoir là où il peut être exercé le plus efficacement. L’objectif doit être de libérer l’énergie, de donner à chaque personne les moyens de diriger sa propre vie, d’offrir de nouvelles possibilités et d’inviter ceux qui s’impatientent à mettre à profit leur passion et leur talent.
Il faut continuer à offrir à chacun plus de capacité d’agir dans tous les aspects de la vie. Les gens sont désireux de faire leurs propres choix. Faisons-les participer plus activement à l’élaboration des politiques publiques. Les gens ne souhaitent plus voter sur un programme tous les quatre ou cinq ans sans avoir entretemps leur mot à dire. La France a déjà l’expérience d’assemblées citoyennes sur des sujets comme le changement climatique ou les soins en fin de vie. C’est une voie prometteuse. D’autres pays ont mis au point des outils numériques pour consulter les citoyens plus régulièrement. Pour que les masses gagnent en sagesse, il faut que les citoyens puissent participer de manière continue, qu’ils soient des acteurs et non des spectateurs.
Mes amis, des citoyens informés et responsables ne suffisent pas si le courage fait défaut. En 1978, Alexandre Soljenitsyne prononçait ici, à Harvard, un discours, lors de la cérémonie de remise des diplômes. Un discours puissant où il critiquait les démocraties occidentales pour leur manque de courage civique, leur incapacité à relever les grands défis. Il condamnait la passivité des élites, l’accent mis sur le confort matériel et le déclin spirituel, qu’il qualifiait de « déclin du courage ». Il avait raison.
Nous avons besoin de redonner sa place au courage, le courage de mettre nos valeurs au-dessus de nos intérêts, le courage d’assumer notre part du fardeau collectif, sans certitude que les autres feront de même, le courage d’appréhender la dimension spirituelle de la vie et de résister à la tentation du confort, le courage de regarder le monde en face et d’être prêts à prendre des décisions difficiles quand elles s‘imposent, le courage de ne pas céder aux pressions immédiates et de rester concentrés sur ce qui doit être fait.
La démocratie peut être réparée, en France comme aux États-Unis, si nous le voulons vraiment. Pour y parvenir, les citoyens doivent être informés, responsables et courageux. Réparer la démocratie, cela concerne les citoyens, avec la formation d’hommes et de femmes qui écoutent et débattent, votent de manière éclairée, demandent des comptes à leurs dirigeants et s’engagent pour le bien commun
Chers étudiants d’Harvard, à ce moment de votre vie où vous examinez les choix à faire pour votre avenir, vous vous devez de répondre aux questions suivantes : quels citoyens deviendrez-vous ? Serez-vous spectateurs ou acteurs ? Défendrez-vous la démocratie ?
Dans son discours au Congrès américain en 1824, Lafayette déclarait : les États-Unis sont une leçon pour les oppresseurs, un exemple pour les opprimés et un sanctuaire pour les droits de l’humanité. Puissions-nous être à la hauteur de l’héritage de Jefferson et de Lafayette. Puissions-nous être inspirés par le courage de Lafayette, le courage des soldats du Débarquement, ou encore celui de tous ceux dans le monde qui prennent tous les risques au nom de la liberté et de la démocratie. Nous le leur devons, nous le devons à nous-mêmes ainsi qu’aux générations à venir.