Ukraine - Russie - Nations unies - Burkina Faso - Entretien d’Anne-Claire Legendre, porte-parole du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères, avec « LCI » (Paris, 3 octobre 2022)

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Q - Bonsoir Anne-Claire Legendre, merci beaucoup d’être notre invitée. Vous êtes la porte-parole du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, la porte-parole de Catherine Colonna, du Quai d’Orsay donc, c’est-à-dire de la politique étrangère de la France. La Première ministre a ouvert la session parlementaire par un débat sur l’Ukraine. Dans son discours très ferme, elle a dit : « la résistance ukrainienne nous ob lige, nous serons au rendez-vous, nous allons voter un huitième paquet de sanctions, nous allons aider l’Ukraine ». Mais qu’est-ce que vous répondez à ceux qui l’ont dit, mezza voce, cet après-midi, mais quand même, le disent sur les plateaux : « les sanctions, ça ne marche pas, les sanctions, ça blesse, ça touche les peuples russe et français », parce que c’est eux qui ont froid, par exemple les Français, l’hiver prochain ?

R - Je crois qu’au contraire notre stratégie fonctionne, et c’est ce que nous voyons aujourd’hui se réaliser sur le terrain, à la fois sur le terrain militaire où, comme l’a rappelé la ministre, Mme Colonna, la Russie fait face à son troisième échec tactique sur le terrain. Donc notre appui à l’Ukraine, à sa capacité à se défendre et à défendre son territoire aujourd’hui produit ses effets sur le terrain ; et on a vu que les Ukrainiens avaient été capables de repousser jusqu’à Lyman les forces russes et de regagner 9000 kilomètres carrés de territoire.

Q - Il reste encore 15% du territoire ukrainien détenu par les Russes.

R - Bien sûr, mais quand on regarde les objectifs qu’avait affichés Vladimir Poutine et l’objectif premier qu’avaient affiché les forces russes en février, en prenant l’Ukraine par trois points, finalement, on voit bien que ce recul est quand même très significatif. Ça, c’est le premier point, le soutien militaire. Le deuxième, c’est l’efficacité des sanctions. Ces sanctions, elles fonctionnent. On voit bien qu’aujourd’hui l’économie russe est très durement affectée par ces sanctions. On prévoit un recul de 6% du PIB russe, ce qui, dans deux ans, placerait la Russie sur un niveau économique équivalent à celui des années 2000. Donc c’est un recul majeur de cette économie.

Q - Mais elle résiste mieux que prévu, cette économie russe et finalement c’est beaucoup moins rapide que ce qui était attendu ou annoncé !

R - C’est au contraire un effet qui vient de façon incrémentale et qui va s’accélérer, puisque vous savez que les sanctions que nous avons prises, notamment l’embargo sur le pétrole, va entrer en vigueur le 5 décembre et que cela représente le plus fort niveau de revenus, le plus gros volume de revenus qui, tout d’un coup, va faire défaut à la Russie. Et ce qu’on voit également, c’est des secteurs qui aujourd’hui en Russie sont directement affectés : le secteur automobile est complètement détruit par les sanctions que nous avons prises et l’accès à la technologie qui n’existe plus aujourd’hui pour la Russie sur un certain nombre de composants.

Q - Mais est-ce que on ne peut pas dire que ça va nous toucher nous aussi de façon aussi dure ?

R - Non, pas de façon aussi dure. Évidemment que cela a un impact sur les Français et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Gouvernement a mis en place le bouclier tarifaire et ensuite, toute une série de mesures d’accompagnement, à la fois de l’économie et de nos concitoyens, qui permet de faire face à la hausse des prix, à l’inflation et évidemment sur les coûts de l’énergie auxquels nous faisons face. Mais aujourd’hui, ce poids, il est essentiellement porté par la Russie et on voit bien qu’il fonctionne. Et peut-être, dernier point que nous pouvons mentionner, c’est que le président Poutine se prévaut d’un élan patriotique de la part de sa population. Or, ce qu’on constate depuis cet appel à la mobilisation qui a été passé par le président Vladimir Poutine, c’est que, au contraire, il n’y a pas cet élan patriotique. On voit un exode significatif de Russes quitter la Russie pour éviter d’être envoyés sur un terrain de guerre qu’on ne nomme même pas en Russie, et on voit des protestations qui, tout au début du conflit, étaient limitées aux centres urbains et qui sont aujourd’hui en train de s’étendre à la totalité du territoire de la Russie.

Q - Anne-Claire Legendre, est-ce que vous nous confirmez que la France envisage des nouvelles livraisons de matériel militaire à l’Ukraine et par exemple ce que Le Monde annonçait il y a quelques jours, c’est-à-dire 6 à 12 canons Caesar prélevés sur une commande destinée au Danemark ?

R - Comme vous le savez, nous avons déjà livré 18 Caesar, et nous avons aussi livré des quantités de munitions aux Ukrainiens ; nous avons aussi livré des véhicules blindés ; nous faisons de la formation pour apporter notre soutien aux forces armées ukrainiennes. Je ne peux pas rentrer dans les détails sur la poursuite de notre aide.

Q - Vous ne confirmez pas cette livraison ?

R - Je ne vous confirme rien mais je n’infirme rien non plus. Je constate juste que nous poursuivons notre discussion avec les autorités ukrainiennes sur notre soutien, y compris militaire. C’était l’objet notamment de la visite de Mme Colonna la semaine dernière à Kiev, où elle a eu l’occasion de s’en entretenir avec le président Zelensky et avec Dmytro Kuleba, son homologue, et vous savez que le Président a de nouveau parlé avec le président Zelensky, hier, de la poursuite de notre soutien.

Q - Il a même parlé avec la Première ministre du Danemark, c’est pour ça qu’on pense que ça va se faire de cette façon. Alors, aujourd’hui une des informations un peu étonnantes qui nous est venue de Russie justement c’est Kadyrov, Ramzan Kadyrov, le dirigeant tchétchène, qui a critiqué la mollesse de l’armée russe et qui a demandé l’usage d’armes nucléaires tactiques. Il a été vite recadré par le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov mais est-ce que du coup en France, aux États-Unis, on s’inquiète d’un danger nucléaire imminent ?

R - Je cite assez peu Moscou mais, en effet, vous avez indiqué que Dmitri Peskov a souligné que M. Kadyrov avait parlé sous le coup de l’émotion. Je crois qu’on on a évidemment évoqué ces questions nucléaires, que nous prenons tout à fait au sérieux, mais le Président de la République a rappelé extrêmement très clairement quelle était notre posture, à nous : nous, nous sommes une puissance dotée, mais une puissance dotée responsable. Donc nous ne nous lançons pas dans ce type de rhétorique escalatoire et nous avons dénoncé les propos irresponsables qui étaient tenus par les autorités russes sur ces questions-là.

Q - Alors, vous savez que les Américains, par la voix de l’ancien directeur de la CIA, ont dit : nous n’utiliserons pas l’arme… si jamais les Russes utilisaient l’arme tactique nucléaire, nous ne réagirons pas par le nucléaire mais par une arme conventionnelle et nous détruirons une bonne partie de l’armée, enfin, de façon très radicale. C’est notre état d’esprit aussi ?

R - Je ne commente pas ce sujet-là. Le Président a rappelé notre doctrine et puis je peux vous renvoyer aussi à une déclaration qui avait été faite par les membres, les 5 membres du Conseil de sécurité, qui était qu’une guerre nucléaire ne doit pas être menée et ne peut pas être gagnée.

Q - En même temps, on a vu dans notre participation, justement, à l’aide à l’Ukraine, on n’est quand même pas parmi les premiers, on n’est pas dans le top 5 des pays les plus présents - en tout cas militairement - en Ukraine. Ça va changer ?

R - Nous avons une aide extrêmement constante depuis le début de l’Ukraine, depuis le début de l’agression par la Russie, à l’Ukraine. Ce soutien, il est à la fois militaire, économique, humanitaire et vous savez que nous avons fait un envoi extrêmement conséquent la semaine dernière puisque la ministre Colonna a inauguré le départ d’un bateau pour l’Ukraine, qui était la plus importante opération humanitaire faite à l’égard de l’Ukraine.

Q - Justement, il y a ces opérations humanitaires, il y a l’armement… mais c’est vrai que bon, on a quelques critiques qu’on entend : on n’est pas les premiers même si on l’affirme, même si on le dit clairement. J’ai eu l’impression que dans le discours d’Élisabeth Borne et la fermeté, la manière dont elle a eu ce discours, c’était aussi une façon de répondre à ceux qui disent qu’on n’est peut-être pas assez proactif à l’égard de l’Ukraine.

R - On est totalement proactif. Je pense qu’il faut se rappeler que nous avons été, sous présidence française, à la manœuvre pour faire adopter sept paquets de sanctions. Nous allons en passer un huitième qui devrait être adopté cette semaine même…

Q - …on va arriver à obtenir l’unanimité pour le huitième paquet de sanctions ? Parce que les Hongrois ne veulent pas…
R - Nous avons obtenu un consensus sur la totalité des paquets précédents, donc nous sommes extrêmement optimistes sur le fait que nous allons arriver à obtenir ce paquet et qu’il devrait être voté cette semaine.

Q - Un petit exemple de ces sanctions ? Parce qu’on a l’impression qu’il y en a déjà eu tellement ! Est-ce qu’il y a des nouvelles choses qu’on va apprendre ? Enfin, dans ces sanctions, il y a une chose un petit peu spectaculaire, qui va être plus efficace ?

R - Notre objectif, comme l’a rappelé la Première ministre et la ministre, c’est de frapper au cœur du système russe qui soutient l’effort de guerre. Nous allons continuer à travailler sur des désignations individuelles de personnes impliquées directement dans cet effort de guerre. Nous allons continuer à travailler sur des secteurs pour viser au plus près l’économie russe sur ces points-là. Et enfin, nous allons aussi travailler sur la question du contournement de ces sanctions, pour faire en sorte que ces sanctions s’appliquent et soient absolument efficaces sur l’économie russe.

Q - Oui, parce qu’on voit qu’il y a des bateaux qui circulent avec du pétrole russe qui arrive et qui finalement est vendu quand même, malgré tout, alors qu’il ne devait pas sortir ! Enfin, on voit qu’il y a un certain nombre de contournements qui sont faits de ces sanctions, donc vous avez repéré, on les a repérés ces contournements ?

R - Écoutez, nous monitorons évidemment de très près toute cette situation. Nous avons établi avec nos partenaires européens une capacité à, évidemment, regarder tous ces détournements possibles de sanctions. Et c’est la raison pour laquelle nous travaillons en Européens sur la définition de mécanismes anti-contournement.

Q - On a entendu dans le discours de Vladimir Poutine des mots extrêmement forts vendredi, qui dénonçait l’Occident pervers, le déclin de ses valeurs, qui s’est posé un peu en champion du Sud, en champion des non-alignés, comme si on revivait une forme de guerre froide qui se réchauffait. Est-ce qu’on s’inquiète, nous, en France, de l’influence, de l’impact que peut avoir ce discours de Vladimir Poutine sur un certain nombre de pays en Asie, en Afrique, et qui pourraient le soutenir à l’Assemblée générale de l’ONU, par exemple ?

R - Je crois qu’il ne faut pas se laisser prendre par ce discours. On a eu, vendredi, au Conseil de sécurité, l’illustration parfaite que la Russie est isolée. Personne n’a rejoint la Russie sur le veto qu’elle a opposé à la résolution qui a été présentée pour condamner l’annexion des territoires qu’a annoncée Vladimir Poutine. Au contraire, nous avons constaté, à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations unies, que la Russie se trouvait de plus en plus isolée, y compris de partenaires qui avaient pu montrer une certaine forme de proximité. On a entendu des déclarations très claires de la Chine pour soutenir l’application de la Charte, le respect des principes de souveraineté et d’intégrité territoriale. De la même façon, on a entendu le Premier ministre Modi, indien, dire qu’il fallait arrêter la guerre. Donc on voit bien qu’au contraire, il y a de la part d’un certain nombre de partenaires une forme de distanciation qui se fait par rapport à la Russie, au regard du discours escalatoire que nous voyons Vladimir Poutine déployer.

Q - Est-ce qu’à un moment donné, puisque, oui, les Ukrainiens regagnent du terrain et nettement, ils sont très aidés par le renseignement américain notamment, par l’armement américain, l’armement européen aussi, mais enfin essentiellement les Américains ; est-ce qu’il y a un risque que les Américains considèrent, à un moment, que ça suffit, il faut geler le conflit et il faut s’arrêter ?

R - Je ne crois pas, je pense qu’aujourd’hui nous avons, avec nos partenaires, une position très claire, très constante ; et d’ailleurs, on voit que face à un discours de Vladimir Poutine, à des annonces qui ont été faites, à la fois sur les annexions, les chantages, ou en tout cas le discours sur le nucléaire, qui peut être vu comme une intimidation, on a en face des partenaires internationaux qui sont extrêmement constants et qui ont tous réaffirmé que cela ne viendrait pas nous intimider, que nous ne céderions pas face à cette intimidation et que nous poursuivrions sur la stratégie qui est la nôtre de soutenir l’Ukraine.

Q - Donc, il n’y aura pas de fissures dans ce front-là. Est-ce que du côté des Chinois, on a des informations sur le rôle que les Chinois pourraient jouer, essayer d’influer sur Vladimir Poutine pour le convaincre de commencer à mettre fin à sa défaite, à ce qu’il est en train de faire ?

R - Je ne sais pas faire d’hypothèses sur le rôle de la Chine ; ce que je constate aujourd’hui, c’est que la Chine a parlé très clairement au Conseil de sécurité du respect de la Charte des Nations unies, du respect de l’intégrité territoriale et ne s’est pas jointe, pour la deuxième fois et c’est significatif, au veto russe imposé à la résolution qui condamnait ces annexions. Donc on voit bien qu’aujourd’hui, le message de la Chine, comme celui d’un certain nombre de nos autres partenaires, c’est l’arrêt de cette guerre et c’est un message qui est passé à la Russie.

Q - Et on peut penser que les Russes vont enfin entendre les Chinois si jamais ils essayent de les contenir et de les convaincre de stopper là le désastre, parce que ça les touche aussi, bien sûr ?

R - Toutes les voix sont évidemment utiles.

Q - Il n’y en a pas ! C’est un des seuls conflits où il n’y a pas un lieu de discussions qui, en parallèle de la guerre, se tiennent, où il y a de temps en temps des rencontres, qui s’arrêtent, qui reprennent… on a vu ça dans d’autres conflits…

R - Nous avons quand même eu toute une série de discussions à l’Assemblée générale des Nations unies, à commencer par la première réunion du Conseil de sécurité, consacrée à la guerre en Ukraine, à un niveau ministériel et là-dessus, il a été extrêmement clair durant cette réunion, de voir que la Russie était isolée. Sergueï Lavrov n’est rentré que pour délivrer son discours et en est sorti immédiatement, sans même prêter attention à ce que disait le secrétaire général des Nations unies ou prêter attention à ce que disaient d’autres partenaires autour de la table. Donc aux Nations unies, nous avons eu ces discussions ; nous avons discuté et la ministre a rencontré, de la même manière que le Président de la République, toute une série d’interlocuteurs avec lesquels ils ont pu discuter de ces questions.

Q - En même temps, pardon, regardez ce qui s’est passé au Burkina Faso, hier, où notre ambassade, des entreprises françaises ont été attaquées, en tout cas prises à partie, regardez ce qui se passe au Mali, regardez ce qui se passe en Centrafrique : est-ce que, quand même, on n’a pas une action russe spécifiquement anti-française qui se déploie et qui augmente ?

R - Alors, il faut regarder les choses une par une : au Burkina Faso, ce que nous avons vu depuis vendredi soir, c’est le développement d’une situation interne à la scène burkinabè, et à laquelle je veux d’ailleurs rappeler que nous n’avons pris aucune part ; une série de rumeurs ont fait état de participation française, je tiens absolument à démentir notre participation et notre implication dans cette crise qui est purement interne à la scène burkinabè. Donc sur ce point-là, nous avons une situation interne qui s’est déployée, et je crois qu’il ne faut pas faire…

Q - …il ne faut pas voir des Russes partout, vous voulez dire, en Afrique, sincèrement… ou un petit peu quand même ?

R -
Non, il ne faut pas faire d’interprétation des intentions des manifestants. Et ce n’est en tout cas pas à moi de le faire sur le terrain burkinabè. Nous avons pu voir sur d’autres terrains, au Mali, en Centrafrique, au Mozambique, ce que donnait sur le terrain l’implication de la milice Wagner : c’est une série d’exactions, une série de pillages ; cette milice se nourrit sur la bête - excusez-moi l’expression, mais c’est malheureusement ce qu’on constate sur le terrain - et en aucun cas elle n’est efficace dans la lutte contre le terrorisme. Donc cette promesse qui est faite, finalement, par la Russie ou par Wagner de venir en soutien, elle est complètement fausse ; on voit que, au contraire, elle se fait au détriment des populations et malheureusement complètement à l’encontre de nos objectifs de lutte contre le terrorisme.

Q - Merci beaucoup, merci, Anne-Claire Legendre, d’avoir répondu à nos questions ce soir.

R - Merci à vous.