Politique étrangère - Entretien de Christophe Lemoine, porte-parole du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, avec "TV5 Monde" (24 mai 2025)

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Q - Bonsoir, Christophe Lemoine.

R - Bonsoir.

Q - Vous êtes porte-parole du Quai d’Orsay. Merci d’avoir accepté notre invitation. On va commencer avec cette citation d’Emmanuel Macron, c’était le 9 avril dernier : "On doit aller vers une reconnaissance de l’Etat palestinien dans les prochains mois. On ira. Notre objectif, c’est quelque part en juin avec l’Arabie Saoudite de présider cette conférence où l’on pourrait finaliser le mouvement de reconnaissance réciproque par plusieurs." Voilà ce que disait Emmanuel Macron. Une réunion s’est tenue hier. Alors, est-ce qu’on va vers une reconnaissance d’un Etat palestinien ? Est-ce que la France va décider de le faire au mois de juin ?

R - L’urgence, c’est de trouver une solution politique à la situation dans la bande de Gaza et, plus généralement, dans les territoires palestiniens. La conférence du mois de juin dont parle le Président de la République, c’est une manière de mettre cette solution politique au premier plan. La conférence va avoir pour objet d’aller vers un plan pour la reconnaissance de deux Etats.

Q - Vers ? C’est-à-dire que ça ne sera pas acté ?

R - On espère cheminer vers une solution à deux Etats qui soient reconnus par tous. C’est la seule solution pour avoir une situation stable et pour que les Israéliens et les Palestiniens vivent en sécurité. Mais il est bien évident - et c’est ce que dit le Président de la République - que pour qu’il y ait une solution à deux Etats, il faut qu’il y ait reconnaissance. Et s’agissant de la Palestine, la France a toujours dit que ce n’était pas un tabou. La reconnaissance devait simplement intervenir au moment opportun. Donc la conférence de juin peut être ce moment.

Q - Peut-être ce moment. Le ministre des affaires étrangères espagnol dit que pour Gaza on aurait pu faire plus, plus tôt. Eux, les Espagnols, ont décidé il y a un an. Est-ce qu’il a raison ?

R - Là, en tout cas, il y a une urgence assez forte à agir, comme l’ont montré vos images. La situation humanitaire dans la bande de Gaza est proprement abominable. Il y a une petite réouverture pour l’aide humanitaire, mais c’est notoirement insuffisant. Il faut que l’aide humanitaire puisse entrer de manière libre et massive.

Q - Ce qui n’est pas le cas pour l’heure.

R - Ce n’est pas encore le cas pour l’heure. Les besoins sont immenses. Et à cela s’ajoutent en plus des opérations de l’armée israélienne qui ne faiblissent pas. Au contraire, elles s’intensifient. Et donc la question maintenant, c’est de montrer et d’emmener Israël vers une solution politique. La logique sécuritaire ne mènera pas à une solution.

Q - Nous allons écouter Benjamin Netanyahou. Il a été très clair sur cette solution politique. On l’écoute.

(…)

Donc, Christophe Lemoine, on en est loin. Et effectivement, cette solution à deux Etats, Benjamin Netanyahou semble ne pas en vouloir. Donc comment la France pourrait le faire ?

R - C’est une solution qui est envisagée. Il n’y a pas que la France qui la porte. Il y a eu un plan des Etats arabes qui a été présenté il y a quelques semaines par les Etats arabes de la région, qui repose aussi sur une solution à deux Etats et qui détaille un petit peu les conditions de cette solution à deux Etats.

Q - Mais ce ne serait pas un casus belli avec Israël ?

R - Cette solution à deux Etats, la France en fait la promotion depuis longtemps. C’est un objectif politique qu’il faut atteindre. C’est la condition à laquelle Israéliens et Palestiniens pourront vivre côte à côte en paix et en sécurité. C’est absolument nécessaire. Encore une fois, les logiques sécuritaires ne peuvent pas mener à des solutions satisfaisantes.

Q - Alors effectivement, vous êtes diplomate, vous connaissez le poids des mots. Aujourd’hui, c’est la rapporteuse de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe qui dit que les actes dans la bande de Gaza vont dans le sens d’un nettoyage ethnique et d’un génocide. Emmanuel Macron renvoie aux historiens, mais est-ce que la France va devoir prendre position sur ces mots : nettoyage ethnique, génocide ?

R - C’est une situation qui est effectivement catastrophique, ça c’est certain. Il y a des recours qui ont été déposés devant la Cour internationale de justice. Comme vous le savez, le génocide comme le crime de guerre sont des notions juridiques qui datent de l’après-guerre, qui datent des procès de Nuremberg. Donc il revient à un juge effectivement de qualifier la situation et de vérifier que la situation correspond ou non à un génocide ou à des crimes de guerre. La Cour internationale de justice a été saisie.

Q - Est-ce que ça ne sera pas trop tard pour les Gazaouis ?

R - Evidemment, il y a un processus juridique qui est en cours, il y a aussi un processus politique qui est en cours. Je vous renvoie à la déclaration qui a été faite par le président de la République Emmanuel Macron avec ses homologues britannique et canadien en début de semaine, qui a utilisé des mots extrêmement forts pour dénoncer justement l’attitude d’Israël, qui redouble et qui escalade en termes d’opérations militaires et qui, par ailleurs, restreint très fortement l’aide humanitaire. Cette déclaration, c’est la preuve qu’il y a quand même une vraie prise de conscience et que la pression est mise sur Israël pour stopper les opérations militaires et rouvrir les accès à la bande de Gaza et, plus largement, envisager une solution de long terme. Et encore une fois, la solution de long terme, ça ne peut être qu’une solution politique.

Q - L’ambassadeur d’Israël aux Etats-Unis a accusé la France d’être responsable d’une montée d’antisémitisme. Ça s’est passé après l’assassinat de deux membres de l’ambassade israélienne aux Etats-Unis. Vous avez dénoncé des propos outranciers. Est-ce qu’on est arrivé à un point de rupture avec Israël, avec les autorités israéliennes, la France ?

R - Non, nous ne sommes pas à un point de rupture avec les autorités israéliennes. Le dialogue continue avec les autorités israéliennes. La relation franco-israélienne est une relation ancienne. C’est une relation qui est dense.

Q - Comment expliquer que la France soit ciblée ? Ça aurait pu être aussi le Canada, vous l’évoquiez tout à l’heure, le Royaume-Uni ?

R - Je ne sais pas. C’est une question pour l’ambassadeur d’Israël aux Etats-Unis. Pourquoi est-ce qu’il cible la France plutôt qu’un autre pays ? Je ne le sais pas. Il faudrait lui poser la question. Ce qui est certain, c’est que la France a toujours été constante dans sa dénonciation de l’antisémitisme. Elle le fait de manière forte à chaque fois. Elle le fait en France, elle le fait à l’étranger. Au moment des massacres du 7 octobre, nous avions dénoncé les pires massacres antisémites depuis des décennies. Nous avons dénoncé le meurtre de ces deux diplomates israéliens à Washington en début de semaine comme un acte antisémite odieux. La France a condamné, la France condamne et la France condamnera toujours l’antisémitisme. Donc les propos de l’ambassadeur d’Israël à Washington sont en fait assez outranciers.

Q - Et est-ce que ça va crescendo ? On l’a vu, il y a eu un incident diplomatique le 21 mai à Jénine, où il y a eu effectivement un incident diplomatique, puisque des soldats israéliens ont tiré sur un groupe de diplomates étrangers. Là, encore une fois, le ministre français des Affaires étrangères a qualifié l’incident d’ "inacceptable". Est-ce que vous envisagez des suites ?

R - C’est un incident qui a eu lieu effectivement à Jénine, en Cisjordanie, avec l’armée israélienne qui a intentionnellement - visiblement - tiré vers un groupe de diplomates qui étaient en visite sur place. Il y avait un diplomate français évidemment, mais pas seulement. C’était un groupe de diplomates de différents pays. Il y a eu des réactions, d’ailleurs, de notre part, évidemment. Comme vous l’avez rappelé, le ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a rappelé que c’était un acte inacceptable. La diplomatie espagnole, la diplomatie italienne… Beaucoup ont condamné cette frappe. Mais surtout, ce que ça montre en fait, c’est qu’il y a quand même une difficulté pour les diplomates étrangers en Cisjordanie à exercer leurs fonctions dans des conditions normales. Il y a des conventions internationales qui réglementent le travail des diplomates. Elles doivent être respectées. Et il n’est pas acceptable qu’un groupe de diplomates se retrouve pris sous le feu de l’armée israélienne.

Q - Ça montre aussi la tension sur le terrain. Vous évoquiez cette aide humanitaire. Le patron de l’ONU explique qu’on est encore très loin du compte. Cette reconnaissance de l’Etat palestinien, donc d’un double Etat, c’est une menace ? C’est la seule façon de faire pression sur les autorités israéliennes ?

R - Ce n’est aucunement une menace. Encore une fois, c’est la volonté de remettre au centre de la discussion la volonté d’aller vers une solution politique. Et quand on parle d’une solution à deux Etats, ça veut dire qu’il faut que ces deux Etats existent, donc ça veut dire qu’il faut qu’ils soient reconnus.

Q - Mais ce n’est pas un voeu pieux ?

R - En tout cas, on essaye de faire les meilleurs efforts du monde pour justement enclencher cette dynamique. On est bien conscients que ce sera difficile et peut-être que ce sera long. Il n’y a aucune espèce de naïveté de notre part. Mais encore une fois, la solution finale doit être une solution à deux Etats. Et pour avoir deux Etats, il faut que ces deux Etats soient reconnus. Donc la reconnaissance de la Palestine est un élément de cette dynamique. Ce n’est pas du tout une menace, ce n’est rien de tout ça. C’est simplement un élément de cette dynamique.

Q - Mais est-ce que les Gazaouis ont le temps, encore une fois, au vu de ce qu’il se passe, au vu de l’aide humanitaire qui arrive au compte-gouttes ?

R - Effectivement, c’est un point tout à fait valide. Et c’est pour ça que nous appelons dans le même temps Israël à rouvrir totalement les accès à la bande de Gaza pour l’aide humanitaire. La situation sur le terrain est abominable et il faut que l’aide puisse rentrer de manière libre et massive.

Q - Venons-en maintenant à l’Ukraine. Nouvelles frappes, nouvelles attaques massives cette nuit, contre Kiev notamment. Le 16 mai, Emmanuel Macron a annoncé des sanctions si l’ultimatum lancé par les Européens n’était pas respecté. Il ne se passe rien, finalement ?

R - La situation est un peu bloquée, mais on doit faire face à un interlocuteur, le président Poutine, qui fait quand même preuve d’une mauvaise volonté assez manifeste, enfin en tout cas qui a un langage pour le moins hypocrite. Il indique qu’il veut des négociations, et quand il est invité à négocier avec Volodymyr Zelensky, il ne veut pas. Il indique qu’il souhaite aussi la fin du conflit, et quand on lui propose un cessez-le-feu, qui est une proposition américaine, il n’y répond pas.

Q - Est-ce que ça ne démonétise pas la parole des Européens, qui lancent un ultimatum qui n’est pas respecté, qui évoquent une trêve qui n’arrive pas ? Et en plus, quand Donald Trump dit : "Non, mais ça va se passer entre lui et moi", c’est-à-dire Vladimir Poutine…

R - Oui mais, encore une fois, l’objectif des Européens, qui est d’arriver à une paix rapide, c’est un objectif qui a été formulé par le président Trump. C’est lui le premier qui a indiqué qu’il fallait arriver à une paix rapide et à un cessez-le-feu. C’est l’idée américaine - à laquelle les Européens ont bien évidemment adhéré, à laquelle les Ukrainiens ont bien évidemment adhéré. Je pense qu’il n’y a aucune espèce d’ambiguïté là-dessus. Les propositions américaines correspondent à ce que les Européens veulent. La difficulté, c’est qu’on n’a pas d’interlocuteur de bonne foi en face.

Q - Mais à quoi ça sert alors de lancer un ultimatum, si on sait qu’il ne va pas être respecté ?

R - Encore une fois, il faut faire monter la pression sur Vladimir Poutine. Mais je constate quand même que le président Trump le fait aussi. Il y a eu un appel cette semaine entre Donald Trump et Vladimir Poutine qui a été un appel assez long, duquel il n’est pas sorti de résultat tangible, alors même que le président Trump affiche des objectifs clairs d’arrêt des hostilités, de cessez-le-feu, d’engagement de négociations. La réponse à tout ça, c’est qu’on a affaire à quelqu’un qui est totalement hypocrite et qui fait preuve d’une énorme mauvaise volonté à vouloir avancer dans ce sens-là.

Q - Donc il faut trouver d’autres partenaires ? D’où ce voyage, cette tournée en Asie ? Se tourner vers Xi Jinping ?

R - Il faut faire plusieurs choses. La première chose, c’est qu’il faut continuer à accentuer la pression sur la Russie. Ça se fait notamment par le biais des sanctions. Il y a eu mardi dernier le vote à Bruxelles d’un 17e paquet de sanctions contre la Russie. La Commission européenne prépare un 18e paquet. Donc encore une fois, la pression ne se relâche pas. Et puis bien évidemment, et c’est ce que vous indiquiez avec la visite du Président de la République en Asie du Sud-Est, c’est aussi un sujet dont il faut parler à nos autres partenaires, dans d’autres zones géographiques.

Q - La Chine ? On peut lui parler à la Chine ? Elle peut nous écouter, la France ?

R - Il y a eu un appel cette semaine entre le Président de la République et le président chinois. Oui, il y a un dialogue qui est ouvert et on peut lui parler. Et je crois qu’on lui parle, de ces sujets-là.

Q - Un mot de cette visite officielle du président congolais Denis Sassou N’Guesso. 40 ans au pouvoir. L’opposition congolaise dénonce une faute politique grave. Il a été accueilli chaleureusement par Emmanuel Macron vendredi. Qu’est-ce que vous répondez à cette opposition congolaise ?

R - Denis Sassou N’Guesso est quand même le président élu de la République du Congo. Donc il est venu en visite à Paris…

Q - Donc pour vous, c’est normal ? Ce n’est pas un mauvais signal ?

R - Il est tout à fait normal qu’il soit reçu par le chef d’Etat. C’est la diplomatie. Les chefs d’Etat se voient entre eux quand ils en ont l’occasion. Denis Sassou N’Guesso est venu à Paris, il a été reçu par le Président de la République. Il ne nous revient pas de faire des commentaires sur la politique intérieure du Congo. Il est venu, il a été reçu. C’est l’usage diplomatique. Il n’y a rien de particulier à en conclure.

Q - Christophe Lemoine, merci d’avoir accepté notre invitation.

R - Merci.