Entretien de la ministre Catherine Colonna avec le média en ligne Delfi.lt (29 mars 2023)

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Entretien accordé dans le cadre du déplacement de Catherine Colonna en Lituanie.

Madame la Ministre, il s’agit de votre première visite en Lituanie. Quel en est l’objectif ?

Ma première visite en tant que Ministre de l’Europe et des Affaires étrangères mais je suis déjà venue à Vilnius quand j’étais secrétaire d’Etat aux Affaires européennes. Je suis très heureuse d’être ici une fois encore : la France partage avec ce pays partenaire au sein de l’Union européenne et de l’OTAN une grande proximité sur les enjeux stratégiques. Notre relation connaît aujourd’hui une densité inédite, comme en témoignent l’engagement de nos pilotes et Rafale à Šiauliai pour la défense du ciel lituanien et balte, ainsi que le contrat d’acquisition par la Lituanie de canons Caesar, signé par nos deux ministres de la défense fin 2022.

Reçue par la Première ministre Ingrida Šimonytė, j’aurai également des échanges approfondis avec mon homologue, Gabrielius Landsbergis. Les sujets stratégiques et européens constitueront le cœur de nos échanges avec bien entendu un soutien indéfectible à l’Ukraine, qui durera aussi longtemps que nécessaire, pour mettre en échec militaire l’agression russe. En venant aujourd’hui et dans ce contexte de la guerre en Ukraine, je souhaite réaffirmer notre solidarité avec la Lituanie, en saluant d’abord l’élan exceptionnel de solidarité des Lituaniens pour l’Ukraine mais aussi compte tenu du contexte biélorusse et des développements inquiétants de ces derniers jours.

Nous parlerons aussi de l’agenda de souveraineté européenne pour une Europe plus forte, ainsi que de la préparation du Sommet de l’OTAN, qui se tiendra en juillet à Vilnius, où se rendra le Président de la République. Je pense aussi à d’autres sujets que nous devons discuter entre proches alliés, notamment la situation dans l’Indopacifique, les relations avec la Chine, ou encore l’Iran. Les sujets ne manqueront pas !

Outre notre partenariat stratégique conclu en 2009, nous avons considérablement renforcé nos relations avec la Lituanie, notamment sur les plans économique, éducatif et culturel. Nos deux pays ont fêté le centenaire de leurs relations diplomatiques en décembre dernier. Une saison culturelle lituanienne se déroulera en France en 2024, avec un écho français en Lituanie. Ce sera un moment festif, important et attendu de notre relation bilatérale . Aujourd’hui, je pense que notre relation n’a jamais été aussi dynamique, comme en témoignent les nombreux déplacements bilatéraux : celui du Président de la République à Vilnius en 2020 ou la visite du président Nausėda à Paris, il y a un an à peine et de la Première ministre Simonyte en octobre dernier.

Par ailleurs, pour souligner notre coopération entre alliés, je me rendrai demain sur la base aérienne de Šiauliai, où nos militaires français et nos Rafale terminent leur rotation dans le cadre de la police du ciel de l’OTAN, organisée dans les pays baltes. Un autre détachement militaire français devrait d’ailleurs revenir en Lituanie, dès le mois de décembre prochain, pour une nouvelle mission. Par leur action, ces patrouilles ont contribué au renforcement de la protection du flanc Est de l’Alliance, aux côtés de nos amis polonais. Ils témoignent de la solidarité de la France à l’égard de la Lituanie. C’est un signal fort de notre volonté de défendre les alliés de l’OTAN face à la menace russe.

Enfin j’ai tenu également, durant ma visite, à échanger avec des étudiants lituaniens de l’Université de Vilnius, car il est essentiel que nous partagions nos intérêts communs, y compris avec les jeunes générations.

La dimension biélorusse étant clé à l’heure actuelle, je verrai également la représentante des forces démocratiques biélorusses, Mme Svetlana Tsikhanouskaya, pour lui témoigner de nouveau le soutien de la France pour son combat en faveur de la démocratie et de la paix. Cela sera d’ailleurs notre troisième rencontre.

Le Président français a déclaré à plusieurs reprises que la guerre en Ukraine devait prendre fin par des négociations, alors que lui-même est souvent critiqué par les dirigeants ukrainiens et européens pour ces entretiens avec V. Poutine. Cependant, E. Macron a annoncé qu’il avait l’intention de retirer la plus haute distinction qu’il a décernée à V. Poutine, la grand-croix de la Légion d’honneur, et qu’il attendait simplement le bon moment pour le faire. L’attitude de la France à l’égard de l’agression russe en Ukraine est-elle en train de changer ? Et si oui, comment ?

En ce qui concerne le retrait de la grand-croix de la légion d’honneur qui avait été décerné au Président Poutine en 2006 que vous évoquez, le président de la République a été très clair : il a indiqué qu’il ne s’interdisait en aucun cas de prendre cette décision symbolique et lourde de sens.

Je crois que l’attitude de la France, dès la première heure du conflit, a toujours été la même. Le Président de la République l’a de nouveau répété en février : il y a un agresseur, la Russie de Poutine, et un agressé, l’Ukraine. Je veux rappeler que la France, en tant que présidente du Conseil de l’Union européenne au premier semestre 2022, a joué dès les premiers jours du conflit un rôle essentiel dans la réponse ferme, unie et rapide de l’Union européenne, avec en particulier l’adoption des sept premiers paquets de sanctions contre la Russie et l’octroi du statut de candidat à l’Ukraine.

Aujourd’hui, très clairement, l’heure n’est pas au dialogue. Parce que la Russie persiste dans la guerre, en faisant le choix de l’intensification et en commettant des crimes de guerre. Aujourd’hui, la priorité est donc le renforcement de notre soutien à l’Ukraine, en particulier de notre appui militaire, afin de soutenir la résistance du peuple et de l’armée ukrainiennes. Le Président de la République l’a dit : nous soutiendrons l’Ukraine aussi longtemps qu’il le faudra. Dans un second temps, des négociations peuvent s’envisager au moment choisi et dans les conditions choisies par les Ukrainiens. Cette phase de dialogue est d’ailleurs inscrite dans le dernier point du plan de paix proposé par le président Zelensky.

La priorité aujourd’hui pour la France est donc la même qu’au début de la guerre : nous devons aider l’Ukraine à mettre l’agression russe militairement en échec, car il s’agit du seul moyen d’obtenir une paix juste et durable.

La Cour pénale internationale annonce qu’un mandat d’arrêt a été délivré à l’encontre de V. Poutine pour avoir enlevé des enfants dans les régions occupées de l’Ukraine. Pensez-vous qu’il soit réaliste de penser que les personnes coupables de crimes de guerre se retrouveront sur le banc des accusés ?

Il n’y a pas de paix sans justice. Cette décision de la Cour pénale internationale est donc essentielle, car elle signifie qu’aucun responsable de crime de guerre ou de crime contre l’humanité ne peut penser qu’il échappera à la justice. Cette première décision devrait inciter un certain nombre de décideurs à réfléchir aux conséquences de leurs actes, et c’est pourquoi elle peut changer le cours des événements. Le simple fait que la Cour pénale internationale décide de délivrer un mandat d’arrêt pour ces crimes montre bien qu’il existe un ordre international, fondé sur des règles que la communauté internationale s’efforce de les faire respecter. C’est important, parce que cela interdit de considérer que ces événements peuvent se produire sans conséquence et parce que cela met en garde tous les maillons de la chaine impliqués dans les crimes de guerre.
Pour que justice soit faite, il faut en parallèle collecter les preuves des crimes qui sont commis. Ce travail précis de la justice internationale est indispensable. Les enlèvements et déportations d’enfants sont abominables par exemple, ils doivent être documentés. Nous les avons dénoncés à haute voix, je l’ai fait moi-même, et trop d’atrocités sont commises par la Russie en Ukraine jour après jour.

C’est la raison pour laquelle la France, comme la Lituanie, apporte son soutien matériel et humain à la Cour pénale internationale, y compris en envoyant des agents pour collecter les preuves des crimes sur le terrain. J’ai d’ailleurs eu l’honneur de présider le 22 septembre dernier la réunion spéciale du Conseil de sécurité des Nations unies consacrée à la lutte contre l’impunité des crimes commis en Ukraine, en y conviant le Procureur général de la CPI, Karim Khan.

Quelle serait la formule de la victoire de l‘Ukraine ? Comment la France imagine-t-elle la victoire ukrainienne ?

La priorité est que l’Ukraine gagne cette guerre, et recouvre sa pleine souveraineté, et que les troupes russes se retirent comme l’a encore demandé l’Assemblée générale des Nations unies le 23 février. Ce qui est en jeu ici, c’est d’abord la souveraineté et l’indépendance de l’Ukraine, mais c’est aussi notre sécurité européenne et la stabilité de notre ordre international.

Cela passe aujourd’hui par l’intensification et l’accélération de notre soutien militaire. Comme l’a répété le Président de la République, la France répond aux besoins exprimés par les autorités ukrainiennes, avec lesquelles elle entretient un dialogue constant. Aujourd’hui, la priorité pour l’Ukraine est un besoin de munitions pour faire face à l’offensive massive des Russes, qui tirent près de 10 000 obus par jour. C’est ce que les Ukrainiens nous demandent. L’Union européenne a adopté la semaine dernière une décision très importante à cet égard, avec l’objectif de fournir un million de munitions d’artillerie à l’Ukraine en un an. La France, de son côté, fournit à l’Ukraine des pièces de défense anti-aérienne, des munitions et de la maintenance – outre des véhicules de l’avant blindé, des chars légers et des canons Caesar.

Nous devons aussi, collectivement, construire notre effort dans la durée. Il faut à la fois maintenir notre unité qui est essentielle et notre capacité à réinvestir massivement dans notre défense. Nous devons donc regarder entre Européens comment produire plus et plus vite.

C’est ainsi que l’on aidera l’Ukraine à modifier le rapport de force et à mettre en échec l’agression russe.