Entretien d’Anne-Claire Legendre, porte-parole du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, avec « LCI » (Paris, 12 février 2023)

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Q - Bonsoir et merci d’être avec nous, nous recevons Anne-Claire Legendre, porte-parole du ministère des Affaires étrangères, et Régis Genté, journaliste, spécialiste notamment de l’Ukraine, vous êtes le coauteur de « Volodymyr Zelensky : dans la tête d’un héros ». Et on entendra Volodymyr Zelensky, tel qu’il s’exprime, encore ce soir. Mais d’abord, ces nouvelles images et ces nouveaux faits qui rendent compte de l’offensive russe du moment. Offensive contradictoire, avec des pertes, grandes en matériels et en hommes, et simultanément des avancées notamment par l’effet de la masse. Regardez cette image, elle est une des plus marquantes dans la région de Vou hledar : une colonne de chars, apparemment à découvert, sous le feu ukrainien, qui subit de lourdes défaites. Les commentateurs militaires soulignent les lacunes de l’organisation russe après une année ou presque de combats. Régis Genté, c’est très frappant nous voir cela, surtout qu’on pense, et on va les voir, à ces images précédentes, il y a à peu près une année, où déjà les Russes étaient pris au piège.

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Où en est le jugement de la France ? Vous le rappeliez, Régis Genté, il y a eu la première impression, pas que la France, en général, on se disait : jamais l’Ukraine ne pourra tenir devant ce géant russe, elle a tenu ; un an plus tard, il y a ces images-là, mais il y a en même temps le président Zelensky, lui-même, qui dit : nous sommes dans des temps difficiles.

R - Ce qu’on a pu constater sur le terrain, c’est une triple défaite russe : une défaite tactique, et tout ce qu’a décrit Régis Genté, on a pu le constater, des problèmes logistiques, des équipements qui n’étaient pas à la hauteur des attentes, des forces mal entraînées et mal préparées à cette offensive ; il reste à voir évidemment ce que prépare l’armée russe, et on voit qu’il y a un effort de mobilisation qui est à nouveau relancé. Défaite diplomatique également, avec cet isolement international que n’avait pas prévu finalement Vladimir Poutine. Et puis, défaite morale, bien sûr, puisqu’on se retrouve avec des crimes de guerre sur le terrain et une condamnation internationale majeure de la Russie.

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En quelques jours, beaucoup de choses se sont passées avec, évidemment, la visite de Volodymyr Zelensky à Londres, à Paris ; c’était l’accueil que vous lui avez réservé ; puis à Bruxelles. Quand on voit à quel point la France a fait le maximum en termes d’accueil, d’honneur, pour le président, vraiment à l’ampleur d’une visite d’État, la garde républicaine, les honneurs, on va le voir tout à l’heure, là : les insignes de grand-croix de la Légion d’honneur. Et pourtant, la déception de l’avion, pour l’instant, il y a toujours la déception de l’avion. Où est-ce qu’on en est exactement ? On sait que Volodymyr Zelensky est très clair, lui, il veut ces avions, et puis, la France a l’air de tourner un peu autour du pot.

R - Je ne présenterais pas du tout la situation de cette façon. L’accueil qui a été fait à Volodymyr Zelensky est la marque de l’admiration du peuple français, la marque de cette reconnaissance que lui a montrée le Président de la République, en le décorant, vous le savez, des plus hauts insignes de la Légion d’honneur, grand-croix de la Légion d’honneur, c’est la plus haute décoration qui pouvait lui être remise. Cela a donné l’occasion à nouveau au Président de la République, qui est en contact avec lui extrêmement régulièrement, d’avoir une discussion approfondie sur les besoins prioritaires de l’Ukraine. Aujourd’hui, les besoins prioritaires qui ont été exprimés vis-à-vis de la France, c’est de l’artillerie et c’est de la défense antiaérienne. Vous savez que là-dessus, nous avons annoncé, puisque le ministre de la Défense ukrainien était à Paris, la semaine dernière, de nouvelles annonces très significatives qui répondent à la demande ukrainienne.

Q - Alors, il y a une autre demande réitérée ces dernières heures, elle fait écho à ce que Volodymyr Zelensky disait sur notre antenne : l’argent, il y a de l’argent russe en France, est-ce qu’on sait combien à peu près, de l’argent des oligarques russes ?

R - Il y a plusieurs types de fonds qui ont été immobilisés par les sanctions européennes, 300 milliards d’euros de la Banque centrale russe, qui sont immobilisés au titre des sanctions, et 1,3 milliard des oligarques russes qui sont immobilisés en France.

Q - Quelle est la doctrine pour l’instant de la France, est-ce qu’on peut prendre cet argent d’autorité et le donner à l’Ukraine ?

R - A ce stade, ce que prévoient les sanctions européennes, c’est un gel, c’est une immobilisation. On ne peut pas saisir ces biens s’il n’y a pas une décision judiciaire qui fait suite à un crime, à un détournement de ces sanctions. Donc à ce stade, il n’y a pas de possibilité de transfert de ces fonds. Mais vous savez que la Commission européenne a décidé de travailler avec de nouvelles propositions, non pas pour transférer ces fonds à l’Ukraine, mais pour estimer dans quelle mesure nous pourrions utiliser ces fonds pour contribuer à la reconstruction.

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Ce contraste, tout au long de ce voyage, entre le code, y compris, mais ce n’est pas seulement vestimentaire, c’est plus que ça, le côté dépouillé, si on veut, et puis les honneurs, notamment le Président de la République qui lui remet les insignes de grand-croix de la Légion d’honneur, c’était l’image qui a évidemment beaucoup frappé. On va la revoir, évidemment, beaucoup de commentateurs ont fait le lien avec Vladimir Poutine, parce que l’autre, un autre grand-croix de la Légion d’honneur, c’est Vladimir Poutine, est-ce que c’est tenable pour la France que l’un et l’autre soient grands-croix ?

R - Le Président de la République a très clairement répondu là-dessus, il a marqué l’admiration qui était la nôtre pour le président Zelensky et qui faisait qu’il remettait à l’occasion de ce voyage exceptionnel à Paris, qui marquait aussi le rôle central joué par la France dans l’unité européenne…

Q - Ça, c’est la partie claire, l’autre partie un peu moins claire, sur retirer ou non à Vladimir Poutine l’insigne de grand-croix ?

R - Il a dit très clairement que cette décision n’était pas prise et qu’elle devait être examinée pour voir si elle était appropriée, mais qu’à ce stade, ce n’était pas le cas.

Q - Dans quelques instants, on va voir un documentaire tout à fait saisissant sur ce qui s’est passé à Boutcha. Pour la première fois, le New York Times a pu détailler, avec les images de caméra surveillance, avec les informations et les téléphones portables, avec tout un luxe de détails, les crimes de guerre commis par la Russie à Boutcha. Je vous recommande de regarder avec nous ce documentaire dans un instant, mais là-dessus, Anne-Claire Legendre, évidemment, la France est très attendue, sur notre antenne, Mme Colonna disait : oui, on va essayer de faire un tribunal pénal ad hoc. Où est-ce qu’on en est ?

R - Nous avons beaucoup travaillé sur les questions de justice, puisque c’est une priorité pour la France, qu’il y ait justice en Ukraine, et qu’il n’y ait pas d’impunité pour les crimes commis. Vous savez que le procureur de la CPI, lui-même, a parlé de possibles crimes de guerre, crimes contre l’humanité, et donc notre premier travail a été de soutenir la Cour pénale internationale pour qu’elle puisse aller sur le terrain enquêter et relever tous ces indices de preuves de crimes de guerre, que nous avons pu constater, et dont le New York Times fait état. Donc ce soutien, il se poursuit, vous savez que nous avons envoyé des gendarmes, des médecins légistes sur le terrain pour appuyer les enquêteurs de la CPI et de la procurature ukrainienne. Nous avons aussi envoyé un laboratoire ADN. Il y en a un deuxième qui va être acheminé très prochainement au printemps. Et nous avons aussi entendu la demande des Ukrainiens de travailler sur cette question d’un tribunal spécial. Il y a aujourd’hui un groupe de travail auquel la France prend part, et nous sommes prêts à discuter avec eux pour voir s’il serait possible de tenir un tribunal hybride, mais pour cela, il faudrait que nous nous assurions des conditions de légitimité et d’un consensus international suffisant.

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Q - Merci à vous. Je recommande votre livre, Régis Genté : « Volodymyr Zelensky : dans la tête d’un héros ». Merci à vous aussi, Anne-Claire Legendre.

R - Merci.

Q - Il faut dire, vous n’êtes pas seulement porte-parole, vous êtes diplomate de carrière très chevronnée, New York, Yémen, etc. On va recevoir Pascal Boniface, dans un instant, spécialiste de politique internationale. Est-ce que la Russie est en train de réussir en tout cas un coup qui est de fissurer la communauté internationale ?

R - Non, elle ne le réussit pas, mais elle le tente. C’est ce qu’a dit le Président de la République devant l’Assemblée générale des Nations unies : notre travail, aujourd’hui, c’est d’empêcher cette fracturation du monde.

Q - Merci.