Entretien d’Anne-Claire Legendre, porte-parole du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, avec « LCI » (Paris, 11 septembre 2022)

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Q - Nous recevons sur ce plateau Anne-Claire Legendre, la porte-parole du ministère des affaires étrangères ; merci beaucoup Anne-Claire Legendre de nous rejoindre. Bonsoir. On voit ces images de victoire revendiquée par les Ukrainiens qui sont tellement spectaculaires, ces drapeaux russes arrachés ou piétinés, remplacés par des drapeaux ukrainiens, les Ukrainiens dans les territoires repris par l’Ukraine, qui vont au-devant des soldats, des scènes de fraternisation… Vous, au nom de la France, comment est-ce que vous recevez ces images ?

R - Nous suivons évidemment avec la plus grande attention la situation sur le terrain. Les forces ukrainiennes, aujourd’hui, les autorités ukrainiennes, font état de ce qui serait des percées significatives dans le cadre de la contre-offensive qu’ils ont lancée, depuis plus d’un mois désormais. On voit qu’ils ont annoncé la reprise de la ville d’Izium ; et surtout, ce qu’on constate, c’est que face à cette contre-offensive, les forces russes sont forcées à nouveau puisque c’est la deuxième fois, puisque vous vous souvenez de l’offensive contre Kiev qui avait finalement échoué, elles sont forcées à nouveau de réadapter leur dispositif sur le terrain.

Q - Les autorités ukrainiennes maintenant, à partir de ces images, à partir de ces évènements, insistent sur une formule : ils disent que l’Ukraine peut gagner. Et quand ils disent « peut gagner » c’est reconquérir tout, y compris la Crimée. Est-ce que vous entrez dans cette idée ?

R - Je vous renvoie aux propos tenus par le Président de la République lors de la conférence des ambassadeurs. Le Président de la République a indiqué très clairement que nous soutiendrons l’Ukraine jusqu’à soit une victoire militaire soit une paix négociée aux conditions que définiraient les autorités ukrainiennes elles-mêmes puisque, évidement, cette décision leur revient, dans la mesure où il s’agit de restaurer l’intégrité et la souveraineté de l’Ukraine.

Q - Vladimir Poutine a cependant lui aussi des leviers, des moyens. Zaporijjia, on va y revenir. Les opinions occidentales, on assiste ces derniers jours à des opinions de fait divisées. On a vu des scènes très impressionnantes à Vienne ; des manifestations contre l’inflation mais, comme souvent, c’est contre l’inflation mais aussi contre les sanctions. On a vu à Prague aussi des scènes extrêmement frappantes. Et Prague c’est encore plus marquant peut-être parce que historiquement, une ville qui avait été sous le joug soviétique, très anti-guerre de Russie, apparemment, guerre d’Ukraine, et là, l’extrême droite et les communistes, toute une coalition qui manifeste contre, en réalité, l’intervention occidentale, contre les sanctions. Est-ce que selon vous il y a un risque que les opinions, en France aussi, se divisent ?

R - Je crois que les citoyens européens et les citoyens français comprennent bien que ce qui se joue aujourd’hui en Ukraine, c’est à la fois la question de notre sécurité, la question de nos valeurs, et le destin d’un État, d’un État voisin, d’un État ami qui se bat pour sa souveraineté, pour son intégrité territoriale. Donc évidemment, il y a des inquiétudes sur la question du prix de l’énergie, mais ces inquiétudes, nous nous engageons et nous sommes mobilisés avec nos partenaires européens pour y répondre.

Q - La formule du Président de la République, sur le prix de la liberté, c’est à Bormes-les-Mimosas, quand il a dit : « il y aura un prix, un prix à payer ». On comprend bien le sens symbolique. Est-ce qu’il y a aussi un sens un peu trivial, c’est-à-dire payer son gaz un peu plus cher, ou son électricité un peu plus cher cet hiver ?

R - Il y a un prix de la liberté, comme disait le Président de la République et c’est ce que je viens de dire : c’est la raison pour laquelle nous soutenons l’Ukraine et la raison profonde, c’est notre propre sécurité qui est en jeu et nos propres valeurs. Mais je voudrais revenir sur un point important, parce que je crois qu’il y a malheureusement beaucoup de désinformation qui est faite à la fois par la Russie et par un certain nombre de propagateurs de cette désinformation, sur l’efficacité des sanctions. Il faut bien que nos concitoyens comprennent que ces sanctions qui sont imposées par l’Europe mais aussi par d’autres partenaires, elles ont un effet indiscutable, massif, et durable sur l’économie russe.

Q - Quels chiffres on peut citer ? Quel élément on peut citer à l’appui de ça ? Parce qu’évidemment, comme vous dites, les Russes et leurs alliés disent : « mais vous voyez, au fond, les problèmes sont du côté de l’Occident ».

R - Tout à fait, il y a tout un effort de propagande russe sur ce point ; d’ailleurs, les Russes aujourd’hui ne communiquent plus un certain nombre d’indicateurs économiques qui permettraient d’évaluer leur situation économique, mais d’autres indicateurs sont très clairs : le FMI et la Banque mondiale disent que la Russie est en récession de 6% cette année et elle le sera de 3,5% l’année prochaine, c’est-à-dire que c’est un recul de dix à vingt ans du PIB russe. Mais ce qu’on voit aujourd’hui sur l’économie russe, c’est…

Q - Pardon, vous lâchez un chiffre important ; vous dites qu’il y a un recul en réalité de l’économie russe déjà aujourd’hui, qui correspond à peu près à dix à vingt ans de progression de développement ?

R - Alors pas aujourd’hui, mais aujourd’hui il y a un recul qui est projeté par les institutions internationales de six points de PIB russe pour cette année. Donc c’est tout à fait considérable. Et cela s’exprime à la fois par des effets immédiats sur l’économie russe. On a vu que du fait des sanctions sur les technologies, puisqu’il n’y a plus de technologie exportée depuis l’Europe et les États-Unis et d’autre partenaires vers la Russie, le secteur automobile russe est complètement effondré. Aujourd’hui, les Russes sont obligés de cannibaliser, d’une certaine manière, leurs propres avions pour pouvoir continuer à faire voler les autres avions ; la moitié des réserves internationales de la Banque centrale russe sont immobilisées à l’étranger… et ensuite il y a des effets durables.

Q - Donc les sanctions, ça marche ?

R - Ça marche, tout à fait. Ça marche ; cela a un impact sur l’économie, et donc évidemment notre souhait, c’est que l’effort de guerre lui-même soit impacté par ces sanctions.

Q - Et cependant, Vladimir Poutine réussit certains coups, notamment cette sorte d’alliance anti-occidentale, même si elle est imparfaite, on en voit un signe cette semaine, c’est quand même très impressionnant de voir que Xi Jinping va rencontrer Vladimir Poutine, en Ouzbékistan en l’occurrence. C’est un acte très fort : le président Chinois n’avait pas quitté son pays depuis deux ans, il fait le geste de sortir, et il va voir Vladimir Poutine. Est-ce que ce n’est pas, pour les Occidentaux, un échec ?

R - Alors, la rencontre elle va se tenir dans le cadre de l’Organisation de la coopération de Shanghai, une organisation qui date de près d’une vingtaine d’année. Donc cette organisation, elle n’est pas nouvelle, et je crois qu’il ne faut pas sur-estimer…

Q - … mais en guerre, pendant la guerre…

R - … cette alliance de la Chine et de la Russie. Vous avez vu que, tout au début de la crise, la Chine a refusé de mettre son veto au Conseil de sécurité en soutien à la Russie, c’est une forme de distanciation vis-à-vis de la stratégie portée par la Russie. Et ce qu’on constate sur le terrain, pour revenir à l’économie, c’est qu’il n’y a pas du tout de substitution par la Chine de tout le partenariat économique avec les partenaires occidentaux : les banques chinoises, les entreprises chinoises ne vont pas à Moscou pour se substituer à toutes ces entreprises occidentales qui ont quitté Moscou.

Q - Votre ministre, Mme Colonna, va se rendre en Inde, n’est-ce pas, c’est dans les jours qui viennent ?

R - Tout à fait.

Q - Ça n’est pas indifférent. Est-ce que c’est une manière, en quelque sorte, d’endiguer, de faire barrage ? L’Inde participe aux exercices, elle a participé à ces exercices conjoints russo-chinois, dits « Vostok-2022 », ce qui est aussi un acte un peu ambigu, aller s’exercer avec les Russes en guerre… ce n’est pas très amical vis-à-vis de l’Occident.

R - On voit bien qu’il y a un effort de la part de la Russie pour essayer de recréer une logique de bloc. Et vous avez entendu la ministre, et le Président de la République, insister pour que nous refusions cette confrontation, cette fracturation du monde en blocs. Donc notre souhait, c’est de construire et de continuer à bâtir la stratégie Indopacifique, qui a été annoncée par la France tout d’abord puis confirmée par l’Union européenne, et de nouer ces nouveaux partenariats. Et l’Inde est évidemment un partenaire essentiel de la France.

Q - Je rappelle la nouvelle tombée il y a quelques minutes : des coupures d’électricité massives dans l’est de l’Ukraine, notamment dans la ville tellement emblématique de Kharkiv - deuxième ville du pays, 1,5 million d’habitants. C’est là, autour de Kharkiv, que l’on se bat. Il y a de fortes probabilités que cela soit lié avec ce qui se passe à Zaporijjia : le dernier des réacteurs a été arrêté. Téléphone aujourd’hui entre le Président de la République et Vladimir Poutine, et ces propos de Vladimir Poutine qui parle de « possibles conséquences catastrophiques »… Est-ce que c’est, selon vous, une menace ?

R - Je ne sais pas qualifier ces termes-là. Ce que je sais, c’est ce que le Président de la République a indiqué à son homologue russe, cet après-midi : c’est la nécessité, pour les forces russes, de se retirer de la centrale. Les forces russes ont déployé des équipements lourds dans l’enceinte de la centrale, et cela représente évidemment un risque extrêmement important. Vous savez qu’il y a eu déjà des efforts français pour soutenir les efforts de l’AIEA, l’Agence internationale de l’énergie atomique, qui s’est rendue sur place, qui a aujourd’hui une mission encore à Zaporijjia, et qui appelle très clairement, devant le Conseil de sécurité, à l’établissement d’une zone de sécurité. Et cela nécessite évidemment le retrait de la Russie de toutes ses forces.

Q - Nouvelle précisée à l’instant : ce sont des bombardements qui auraient causé ces coupures d’électricité puisque, effectivement, comme je le disais, on se bat autour de Kharkiv. C’est un des évènements majeurs du jour, ces poussées ukrainiennes. Est-ce que la France est d’autant plus convaincue qu’elle doit soutenir l’Ukraine, donner davantage d’armes ? C’est la demande réitérée sans cesse des ukrainiens. Aujourd’hui encore, dans le JDD, le ministre Kuleba… En réalité c’est ça qu’ils demandent surtout.

R - Aujourd’hui, ce que l’on voit, c’est que la Russie est confrontée à deux défis : un défi sur le plan économique, comme je le soulignais ; un défi sur le plan militaire. Cela confirme notre stratégie. Notre stratégie est la bonne, nous allons donc la poursuivre, et c’est ce qu’a réaffirmé le Président de la République au Président Zelensky, encore samedi.

Q - Anne-Claire Legendre, merci beaucoup.