Roumanie - Session solennelle des deux chambres du Parlement roumain à l’occasion du 15ème anniversaire de l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne - Discours de Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères (Bucarest, 2 février 2022)

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Monsieur le Président du Sénat,

Monsieur le Président de la Chambre des députés,

Monsieur le Premier ministre,

Mesdames et Messieurs les Ministres, Mesdames et Messieurs les Députés et les Sénateurs,

Quinze ans après l’adhésion de la Roumanie à l’Union européenne, je suis très heureux d’être aujourd’hui à Bucarest, avec vous, pour célébrer ce qui fut un progrès pour l’ensemble des Européens. Car, depuis quinze ans, notre Union est plus forte et plus complète parce que vous en faites partie.

Je ne le dis pas seulement au nom de l’amitié qui unit nos deux nations. Une amitié qui s’enracine dans l’histoire culturelle, dans l’histoire intellectuelle et politique que nous avons en partage. Une amitié qui nous rappelle la jeunesse parisienne des pères fondateurs de la Roumanie moderne - Alexandru Ioan Cuza, Vasile Alecsandri ou encore les Bratianu, père et fils. Une amitié qui résonne à chaque fois que l’on prononce les noms de Ionesco, de Brancusi ou de Cioran, qui nous ont tous tant apporté. Une amitié qui, au lendemain de la Révolution roumaine, s’est exprimée par de nombreuses manifestations de solidarité, dont je garde pour ma part un très vif souvenir. Une amitié qui souvent - et c’est un très grand honneur pour nous - se dit en français. Cette langue qui fut une langue de liberté et de savoir pour les jeunes Roumains qui l’ont apprise, dans les années les plus sombres de votre histoire, et qui aujourd’hui rattache beaucoup d’entre vous à une communauté de 300 millions de francophones à travers le monde.

Je le dis aussi parce la France préside aujourd’hui le Conseil de l’Union européenne et que cette responsabilité permet d’apprécier les atouts qui font la force de notre Europe. Incontestablement, votre économie qui s’est progressivement positionnée sur des secteurs d’avenir et votre engagement dans l’Europe de la défense - y compris au Sahel - comptent au nombre de ces atouts.

En rejoignant l’Union, en 2007, la Roumanie a repris la place qui lui revenait, au coeur de notre Europe. C’était un pas de plus sur le chemin qui vous a permis de tourner la page de plusieurs décennies de dictature, de pénurie et d’arbitraire. Et c’était, en même temps, un pas de plus sur le chemin qui, après un siècle de conflits et de divisions, nous a conduits, ensemble, à la réunification de notre Europe.

Oui, à sa réunification. Je l’ai dit à Prague, au moment où nous commémorions les Révolutions de 1989, comme celle qui a commencé, pour vous, à Timișoara, aux cris de "Liberté et Justice", et je veux le redire devant vous, aujourd’hui : au mot d’élargissement, qui d’une certaine manière nous éloigne les uns des autres, je préfère le mot de réunification, parce qu’il nous rapproche.

Le moment historique de 2007, que nous célébrons aujourd’hui, a été préparé par le moment historique de 1989, quand notre Europe a pu enfin se retrouver avec elle-même. Quand enfin nous avons pu commencer à refermer ensemble cette plaie que 1945 avait ouverte au coeur du continent européen, déjà éprouvé et désorienté par trois décennies d’une tragique guerre civile. Quand enfin, le rideau de fer qui nous séparait, s’est effondré, avec cette notion totalement artificielle d’Europe de l’Est, qui nous séparait tout autant. En vérité, nos nations sont diverses, mais il n’y a jamais eu qu’une seule Europe. Celle qu’ensemble nous appelons la nôtre. Celle que 1989 nous a rendue.

Ces deux chemins, en réalité, ne font qu’un : c’est la voie que nous traçons, en Européens, vers un horizon de progrès qui nous rassemble. Un horizon de liberté et de démocratie, qui s’ordonne aux principes fondamentaux de notre Union : le respect de l’Etat de droit, des droits humains, des droits des personnes appartenant à des minorités, de la liberté de la presse et des libertés académiques. Un horizon de progrès social partagé - parce que nos concitoyens attendent légitimement de l’Europe qu’elle soit, dans le concret de leurs vies, la prospérité au service de la solidarité. Et un horizon - là aussi - de la réunification de nos mémoires, dans le respect exigeant de leur diversité - pour que nous puissions pleinement retrouver le fil de notre histoire européenne et en écrire ensemble de nouvelles pages.

C’est cet horizon commun qui nous permet d’aller de l’avant, aujourd’hui, dans un monde lourd de menaces et de défis environnementaux, technologiques, économiques, géopolitiques, en affirmant cette souveraineté européenne qui, face à la nouvelle donne internationale, est bien la meilleure garantie de nos souverainetés nationales, qu’elle renforce sans rien leur retrancher. Les pays qui, comme le vôtre, furent menacés par la funeste "doctrine Brejnev", que la Roumanie n’a jamais acceptée, savent que la souveraineté ne saurait être limitée. Elle est, ou elle n’est pas. Et si on la confisque, alors il faut la reconquérir, comme vous l’avez fait.

En revanche, si nous le décidons tous, nous pouvons lui donner un prolongement collectif, pour mieux la défendre, c’est-à-dire pour mieux défendre notre capacité à faire nos propres choix contre les stratégies de la dépendance, de la prédation et de l’ingérence qui dessinent aujourd’hui une préoccupante brutalisation de la vie internationale.

En affirmant notre souveraineté à 27, nous nous donnons les moyens d’y résister. La souveraineté européenne, c’est tout simplement la condition du plein exercice de nos souverainetés nationales au XXIe siècle.

C’est tout le sens que nous voulons donner à cette treizième présidence française du Conseil de l’Union européenne : décliner cet impératif politique et géopolitique de souveraineté européenne dans tous les domaines, avec vous et avec l’ensemble des 27. Et c’est le sens des grands rendez-vous que nous préparons, du Sommet Union européenne-Union africaine au Forum ministériel pour la coopération dans l’Indopacifique, en passant par le Sommet sur le nouveau modèle européen de croissance et aussi par l’endossement par nos chefs d’Etat et de gouvernement du premier livre blanc de la défense européenne, notre Boussole stratégique.

Ce qui me frappe, en voyant le chemin que vous avez parcouru et que nous avons parcouru ensemble depuis 2007, c’est que notre projet européen est assez fort pour être tout à la fois ce qui nous permet, à l’échelle de notre continent, de panser les plaies du XXe siècle et qui nous permet d’entrer de plain-pied dans le XXIe siècle, forts de ce que nous sommes.

Et c’est bien parce qu’il a cette double force que nous soutenons la perspective européenne des Balkans occidentaux, qui fait sens au regard du passé comme de l’avenir. Le Président Macron l’a redit, il y a quelques jours au Parlement européen de Strasbourg : pour nous, les Balkans occidentaux ont toute leur place dans l’Union européenne. C’est pourquoi, sous présidence française, nous organiserons également une Conférence qui aura pour objectif d’avancer concrètement vers cette nouvelle étape de notre réunification européenne, en nous appuyant en particulier sur les principes de la méthodologie révisée des négociations d’adhésion.

Voilà donc, pour moi, ce que nous célébrons aujourd’hui : un progrès européen. Mais l’actualité nous rappelle que cet immense progrès se heurte au risque d’une régression majeure. Certains, en effet, voudraient tous nous ramener au monde de Yalta, auquel votre courage et votre engagement dans la construction européenne nous ont arrachés. Et cela, nous ne saurions l’accepter sans renoncer à tout ce que nous avons bâti ensemble et à toutes les perspectives d’avenir que nous nous sommes données.

Voilà pourquoi, à mes yeux, l’un des plus grands défis que nous avons à relever ensemble, c’est de rétablir une relation de stabilité et de prévisibilité avec la Russie. C’est sans doute le défi d’une génération. Mais c’est, en même temps, un défi urgent. Car il est de plus en plus clair, depuis plusieurs années, et encore aujourd’hui, que notre voisin russe a choisi de se conduire comme une puissance de déséquilibre. En remettant en cause les grands principes de la sécurité européenne que la Russie avait agréés avec nous à Helsinki, puis à Paris, je le rappelle, parce que ce sont des faits. En tentant d’imposer une logique de zones d’influence, fondée sur l’affaiblissement et la limitation de la souveraineté des Etats qui l’entourent. En menaçant aussi certains de nos alliés de l’OTAN et de nos partenaires de l’Union européenne. Et en se livrant à des manoeuvres d’ingérence jusque sur le territoire de l’Union européenne et de l’OTAN.

Pour trouver un nouvel équilibre avec notre voisin russe, nous devons en formuler les principes avec nos alliés et partenaires, et c’est ce que nous faisons. Mais nous devons aussi, nous, Européens, comme nous avons commencé à le faire, en articuler la substance. Car, en définitive, cette tâche engage des questions qui ne touchent personne comme elles nous touchent : la question de la réunification de notre continent, dont je viens de rappeler le prix ; la question de notre sécurité, dans un monde de jeux de puissance et de rapports de forces. Et dans ce monde brutal, c’est en restant acteurs de notre histoire que nous restons unis et maîtres de notre destin. Unis, parce que maîtres de notre destin ; maîtres de notre destin, parce qu’unis.

La question qui se pose à nous, aujourd’hui, est donc la suivante : comment faire face, ensemble ? Pour moi, la réponse tient en trois points.

D’abord, en montrant que les principes fondamentaux de l’Organisation de la Sécurité Collective en Europe ne sont pas négociables. Je pense à la souveraineté des Etats, qui doit être pleinement respectée. À l’inviolabilité des frontières et l’intégrité territoriale des Etats. A la liberté de chaque Etat de décider de ses alliances et des organisations auxquelles il souhaite adhérer. Ou encore aux droits humains et aux libertés fondamentales, dont la portée est universelle.

Rien, aujourd’hui, ne saurait justifier la remise en cause de ces principes, qui sont au coeur, je le redis, de l’Acte final d’Helsinki et de la Charte de Paris, c’est-à-dire au coeur de ce que la Russie a souscrit.

Ce sont pourtant ces principes qui sont menacés aujourd’hui par la Russie. Et s’agissant de l’Ukraine, je veux être extrêmement clair : la Russie doit être consciente du coût qu’elle s’infligerait à elle-même, si elle menait une nouvelle attaque contre ce pays. Car les Européens ne l’accepteraient pas. Nous en avons pris, ensemble, l’engagement solennel. Et nous avons d’ores et déjà commencé à préparer les sanctions massives que nous adopterions sans hésiter à l’encontre de la Russie, s’il fallait en arriver là.

Sur la base de ces principes, notre responsabilité est ensuite de chercher à définir avec la Russie les termes d’un dialogue exigeant sur la régulation de notre relation de compétition stratégique. Ce dialogue est indispensable, pourvu qu’il soit mené à partir d’un agenda que nous portons. Car on voit bien aujourd’hui que, sans règles, une cohabitation avec la Russie est une cohabitation instable et dangereuse.

Et dans l’immédiat - dans l’immédiat -, notre priorité doit être de rechercher la voie d’une désescalade des tensions. C’est l’effort que nous menons notamment dans le cadre du format Normandie, avec l’Allemagne, pour obtenir des gestes permettant d’aboutir à la mise en oeuvre des accords de Minsk. Ces efforts ont été relancés, vous le savez, lors de la réunion de Paris, il y a quelques jours, et se poursuivront.

Plus largement, depuis vingt ans, nous avons assisté à la destruction progressive de toutes les règles qui encadraient la compétition stratégique, ce qui nous ramène, au fond, à un monde qui est celui des années 1960, c’est-à-dire à un monde où la compétition militaire et stratégique risque de s’exprimer à l’état pur, sans règles ni contraintes. En effet, les traités qui nous liaient n’existent plus ou ne sont plus en phase avec les réalités militaires contemporaines.

Il faut donc, sans rien céder au respect des grands principes auxquels je faisais référence tout à l’heure, négocier des règles adaptées aux défis actuels, qu’il s’agisse des armements nucléaires stratégiques, qui font l’objet d’un dialogue entre la Russie et les Etats-Unis, et sur lequel nous nous coordonnons étroitement avec Washington, ou qu’il s’agisse des armements conventionnels, des exercices militaires, ou bien des mécanismes de prévisibilité des activités militaires.

Dans ce dialogue-là, les Européens doivent porter une vision et des positions communes, en utilisant les mécanismes de coordination existants.

Enfin, alors que nous nous engageons dans ce dialogue avec la Russie tout à la fois aux côtés de nos alliés et en Européens, nous faisons entendre une voix européenne à chaque fois qu’il est question de la sécurité européenne, tout en réaffirmant, évidemment, notre plein engagement dans l’OTAN et sa politique de défense et de dissuasion.

La première étape de l’intégration de la Roumanie à une communauté euro-atlantique de solidarité et de responsabilité a été son adhésion à l’OTAN en 2004. C’est notre fierté d’y avoir contribué. Comme c’est notre fierté, aujourd’hui, en tant qu’allié, partenaire européen et pays ami, d’être à vos côtés, alors que notre environnement de sécurité se dégrade à vos frontières ; ce sont aussi nos frontières.

C’est le sens de l’annonce du Président de la République sur notre disponibilité à contribuer à de nouvelles mesures de réassurance au profit de la Roumanie. Cet engagement s’inscrit dans la continuité de notre action pour notre sécurité commune, au travers des missions de police du Ciel et dans le cadre des présences avancées de l’OTAN, en Estonie et en Lituanie, que la France, évidemment, maintiendra.

Je voulais dire aussi que l’intransigeance sur les principes, quand la stabilité et la sécurité de notre continent sont en jeu, la recherche d’un dialogue exigeant avec la Russie, engagement concret et dans la défense européenne et dans l’alliance atlantique, ce sont les engagements que les Européens pourraient affirmer pour traduire ce que nous sommes collectivement. C’est-à-dire une grande puissance capable de défendre ses intérêts et capable de se faire respecter ; et une puissance d’équilibre et de stabilité attachée aux règles.

Voilà - mes chers amis - ce que je souhaitais vous dire, en ce quinzième anniversaire de l’adhésion de la Roumanie à notre Union. Voilà ce que je voulais vous dire, au nom de cette histoire européenne qui nous a réunis, au nom de cet avenir de souveraineté que nous pouvons construire ensemble, et au nom de la fermeté et de l’unité dont nous faisons preuve aujourd’hui pour préserver ces acquis et défendre cet horizon. Je vous remercie.

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