Entretien de Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, avec « France 24 » (Abidjan, 11 décembre 2022)

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Q - Bonjour, Madame la Ministre.

R - Bonjour Madame.

Q - Vous êtes en visite à Abidjan, pour une durée de deux jours. C’est votre première visite officielle, depuis que vous êtes nommée, sur le continent. Pourquoi la Côte d’Ivoire ?

R – J’ai un grand plaisir à retrouver Abidjan, où j’étais venue dans le passé, mais il y a trop longtemps. En effet, c’est la première fois qu’en tant que ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, j’ai le plaisir d’être ici. Pourquoi je suis venue ? Tout simplement parce que la Côte d’Ivoire est un pays important de la région, ce n’est pas à vous que je vais le dire et parce que c’est un partenaire important pour la France, sur beaucoup d’aspects dont on peut parler. J’ai été reçue par le Président Ouattara, j’ai également été reçue par le ministre de la Défense, j’ai participé à d’autres réunions, je reviens de Yopougon, parce que j’ai voulu aller à la rencontre de jeunes et écouter aussi ce que la jeunesse avait à nous dire. Et si je dis que nous sommes un partenaire important, c’est parce que c’est vrai dans la durée, aussi bien dans le partenariat économique que nous avons, avec des entreprises, avec une politique de partenariat que nous rénovons, que dans des secteurs nouveaux, où nous voulons coopérer, en particulier en regardant tout ce que nous pouvons faire de plus pour répondre aux besoins du pays en matière culturelle, en matière d’innovation, en matière aussi d’agriculture, où une partie de nos actions va être réorientée sur des actions concrètes, en fonction des besoins que le pays exprimera auprès de nous.

Q - Parmi les nombreux sujets sur la table, il y a les conséquences de la guerre en Ukraine et la question alimentaire qui affecte toute l’Afrique. Que peut faire la France concrètement sur ce dossier ?

R - Vous le savez, la guerre que la Russie a choisi d’engager en Ukraine et continue de mener depuis maintenant dix mois, elle a des conséquences négatives pour le monde entier. Évidemment, au premier chef, ça concerne l’Ukraine et le peuple ukrainien, c’est aussi sur le continent européen le retour d’une guerre, une guerre qui est cruelle et qui est dure mais il y a des conséquences économiques pour l’ensemble des pays du monde, évidemment pour l’Afrique, mais même dans nos pays, on voit partout les prix de l’énergie monter, une insécurité alimentaire qui, dans le monde entier, est l’une des conséquences de la guerre faite par la Russie à l’Ukraine, et ça nous préoccupe. Mais nous ne sommes pas inactifs : le président de la République a pris un certain nombre d’initiatives qui désormais sont portées par le G7 et par l’Union européenne pour permettre que les pays africains reçoivent ce dont ils ont besoin. Et je voudrais parler très rapidement de quelques-unes de ces initiatives.

D’abord, il y a ce que l’on appelle FARM qui est un acronyme anglais pour Food and Agriculture Resilience Mission. Nous aidons via les organisations internationales que sont le FIDA, le PAM et la FAO à ce que les marchés mondiaux agricole restent transparents, que les informations puissent s’échanger de façon à ce qu’il n’y ait pas, sur les marchés mondiaux, de la part des différents acteurs, de comportements anormaux. Il faut continuer d’entretenir les flux commerciaux normaux. La deuxième ligne d’action, le deuxième pilier de FARM, consiste à permettre l’accès à des prix raisonnables pour les pays les plus vulnérables, ceux qui en ont besoin en priorité, je dis bien à des prix raisonnables ; et là, c’est l’action du PAM. Et enfin nous aidons, et tout ceci, nous le cofinançons avec nos partenaires, nous aidons à la résilience des agricultures, qui sont les plus affectées aujourd’hui, qui doivent orienter leur production de façon peut-être moins exposée aux flux d’importation et d’exportation de la part des pays de la région, de façon à consolider leur base agricole. La guerre que la Russie mène en Ukraine a des conséquences négatives sur tous les pays de la planète et il est temps, il est important que tous nous nous rassemblions pour porter ce message à la Russie, que ça suffit ! Ce qu’elle fait cause du tort à trop de pays sous toutes les latitudes et qu’il faut maintenant qu’elle ait un autre comportement.

Q - D’accord, alors, on a parlé d’insécurité alimentaire, je vais parler d’insécurité en général. Les groupes terroristes gagnent du terrain sur le continent. On constate des coups d’État au Mali, au Burkina, en Guinée ; la Côte d’Ivoire pour l’instant semble être épargnée, mais est-ce que vous êtes inquiète pour la stabilité dans la région ?

R - Alors, dans la région et avec quelques pays que vous venez de citer nous avons dû malheureusement constater tout à la fois qu’il y a des coups d’État, et parfois des coups d’État à répétition. C’était le cas en particulier au Mali. Et avec comme conséquence une incapacité des nouvelles autorités à faire ce qu’elles avaient promis de faire à leur population, dont elles trahissent les besoins de sécurité puisque l’on voit que les groupes terroristes, ou les groupes armés, progressent, que l’instabilité s’installe dans ce pays. Et qui plus est, que les autorités issues du double coup d’État au Mali ont dû faire recours à des mercenaires à des milices russes, Wagner, pour les nommer, qui non seulement sont d’une très grande inefficacité pour lutter contre les mouvements terroristes, mais qui, elles-mêmes, commettent des exactions sur les populations. Donc c’est le pire des mondes et on a une junte qui s’enferme sur elle-même et qui devient prisonnière d’un groupe de mercenaires étrangers qui n’est pas inspiré de bonnes intentions, croyez-moi. Donc, nous ne souhaitons pas que le même schéma se reproduise au Burkina Faso, mais nous appelons à la vigilance sur ce point, parce que ce qui s’est passé au Burkina-Faso, avec l’apparition spontanée de drapeaux russes doit nous interpeller, les uns et les autres . Je ne crois pas que la population de façon naturelle en soit venue à penser que la Russie allait lutter contre les djihadistes. Ça n’est pas le cas, c’est faux.

Q - Alors justement, en parlant de population en toile de fond il y a un sentiment antifrançais qui se propage. Pour vous quelles sont les causes et pensez-vous que la Russie joue un rôle important ?

R - Je le pense. Je vais commencer par la fin de votre question, donc j’y réponds directement. Je serais plus nuancée sur la première formulation, qui a été la vôtre. Je crois qu’il faut distinguer le discours antifrançais de la réalité. Et le discours antifrançais qui est véhiculé par un certain nombre de forces qu’on voit à l’œuvre, et parfois sur plusieurs années, dans plusieurs pays, vise précisément à ancrer un sentiment antifrançais. Mais le sentiment qui peut se diffuser n’est que la résultante d’actions de désinformation, de contrevérités, de propagande et de manipulation. Et lorsque nous dénonçons, et nous le faisons, le Président de la République l’a fait, lorsqu’il était venu en terre africaine, cet été, vous vous en souvenez, je le fais à sa suite, lorsque nous dénonçons les agissements de la Russie, c’est parce que nous avons des raisons de le faire ; tout ceci est documenté, il y a, on va dire, des contrevérités, on peut dire aussi des mensonges, et toute manipulation laisse toujours un effet négatif. Mais j’en appelle à la responsabilité de la jeunesse de ne pas se laisser entraîner et de ne pas devenir prisonnière de ceux qui veulent la manipuler. Ça ne doit pas réussir, parce qu’à la clé, il y a la stabilité, la sécurité et donc le progrès et la prospérité pour ces pays.

Q - Donc pour vous, la solution pour lutter contre ça, c’est de lutter contre la désinformation, si j’ai bien compris ?

R - Les solutions sont multiples ; évidemment qu’il faut répondre quand il y a des mensonges et rétablir la vérité des faits. Parce qu’on entend des choses qui sont tellement loin de la réalité que c’est hallucinant, même, que certains puissent considérer qu’il faille de leur accorder de l’attention. Mais au-delà de ça, il faut bien sûr qu’il y ait des pays organisés, qui aient de la bonne gouvernance, et que ces pays soient à même de continuer leur trajectoire d’émergence, comme c’est le cas en Côte d’Ivoire, depuis une dizaine d’années. La Côte d’Ivoire va mieux, ses performances économiques sont bonnes. Et l’enjeu maintenant est de tout à la fois garder cette dynamique de progrès, et bien sûr de mieux diffuser dans l’ensemble du pays, dans toutes les couches sociales, et pas seulement dans des couches privilégiées, et pas seulement dans des régions plus favorisées, mais aussi dans toutes les régions du pays, diffuser cette dynamique de développement qu’on appelle aujourd’hui l’émergence. Et nous sommes là, avec d’autres partenaires, pour aider la Côte d’Ivoire à continuer ses progrès remarquables qui ont été faits depuis dix ans.

Q - D’accord. En parlant de partenaires, début novembre, le président français Emmanuel Macron, après avoir annoncé la fin de l’opération Barkhane au Mali, a annoncé l’ouverture de discussions sur les nouvelles stratégies militaires en Afrique. Avec quels partenaires la France compte-t-elle travailler en priorité ? La Côte d’Ivoire, le Niger ou le Tchad qui connaît aussi une instabilité politique depuis un moment ?

R - Alors le président de la République dans un discours qu’on appelle un discours de doctrine a mis à jour la doctrine de défense française, et ça ne concerne pas que l’Afrique, vous l’avez vu, c’est un discours de portée générale, mais avec une déclinaison africaine. Et vous avez raison, nous avons engagé avec l’ensemble des partenaires africains, avec lesquels nous avons une coopération en matière de défense et de sécurité, une réflexion sur la façon d’assurer aussi bien, sinon mieux, les missions de sécurité que, aujourd’hui, en partenariat, nous avons avec ces différents pays, mais en étant visiblement plus aux côtés de ces pays, à leurs côtés, et non pas devant eux. Je ne dis pas derrière eux, mais en accompagnement, et en montrant clairement que nous avons des actions de coopération qui correspondent aux vœux d’ailleurs de nos partenaires, mais que nous devons mener en pensant dans la durée que nous sommes là pour répondre à des besoins de sécurité, pour répondre à des besoins de formation. La Côte d’Ivoire a accueilli, et c’est un grand succès, je crois, l’Académie internationale de lutte contre le terrorisme, des actions que nous voulons développer de formation, d’aide en matériel, d’échange de renseignements, de lutte aussi contre des actions de piraterie et de trafic dans le domaine maritime ; des choses que nous devons bâtir dans la durée, mais au plus près du terrain, au plus près des vœux de ces pays. Et donc nous avons engagé une phase de conversation qui doit durer, le Président de la République l’a dit : six mois, si nous pouvons dont nous prenons le temps de la concertation pour voir comment répondre aux nouveaux défis d’une façon qui soit adaptée, efficace, et nous permette d’être là dans la durée aux côtés de nos partenaires.

Q - Merci, Madame la Ministre, d’avoir répondu à nos questions.

R - Merci beaucoup, Madame.

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