II- Sortir de l’empire, entrer sur la scène internationale
Inopinée, l’indépendance est rapidement assumée. Les dirigeants des trois pays entreprennent de constituer des républiques démocratiques et socialistes, de relancer l’économie, puis, à la fin de la Première Guerre, d’entrer sur la scène internationale en participant à la conférence de la Paix et en élaborant une stratégie pour obtenir la reconnaissance de jure de leur souveraineté et des frontières revendiquées.
Les délimitations territoriales, issues de multiples découpages administratifs de type colonial des empires successifs, seront l’enjeu de guerres féroces entre les nouveaux États de cet espace mosaïque où les Puissances – Turcs ottomans, puis kémalistes, Alliés franco-britanniques de l’Entente, Russes blancs ou rouges – continuent de s’affronter. Ce sont les bolcheviks, alliés aux kémalistes contre l’Entente et ses projets de reconfiguration régionale, qui sauront le mieux en tirer parti en jouant des antagonismes multiples.
Les premiers pas sur la scène internationale à la conférence de la Paix
- Coupure de presse sur la Délégation géorgienne à Paris, L’Humanité, 13 mars 1919 : compte-rendu de la réception, le 12 mars 1919, de Nicolas Tcheidzé et d’Irakli Tsérétéli par le groupe parlementaire socialiste de l’Assemblée nationale dont ils espèrent qu’il soutiendra la cause de leur République, fondée sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. S’ils sont contre les méthodes des bolcheviks, ils partagent l’avis des socialistes français contre une intervention de l’Entente, même s’ils n’ont pas les moyens de s’y opposer. Ils relatent l’organisation de la Constituante et du partage des terres en Géorgie.
- Lettre signée par Ali Mardan Toptchibacheff au Président de la conférence de la Paix, Georges Clemenceau, Constantinople, 21 mars 1919 : lettre de la Délégation de Paix de la République d’Azerbaïdjan, portant la signature autographe de son président, Ali Mardan Toptchibacheffet et de son secrétaire, Mahomed Maheramoff au Président de la Conférence de la Paix, Georges Clemenceau. Arrivés à Constantinople, le 20 janvier 1919, les membres de la Délégation n’ont toujours pas reçu l’autorisation de se rendre à Paris, à la différence des délégations de l’Arménie, de la Géorgie et du Caucase du Nord, qui ont ainsi la possibilité de défendre leurs intérêts et présenter leurs revendications.
- Lettre d’Avétis Aharonian, président de la Délégation de la République d’Arménie à la Conférence de la Paix, à Stephen Pichon, ministre des Affaires étrangères, Paris, 9 mai 1919 : six mois après l’armistice, malgré son engagement et ses sacrifices pour la cause des Alliés, le peuple arménien ne peut profiter des fruits de la paix. Les forces turques sont toujours massées aux frontières et empêchent les réfugiés de l’Arménie turque de retourner dans leurs foyers. Ils meurent de faim et d’épidémie. Faute d’être reconnue, la République ne peut contracter aucun emprunt et risque d’être transformée en un vaste cimetière. D’où un appel désespéré à accélérer cette reconnaissance, accorder un emprunt et de fournir du matériel militaire aux troupes arméniennes pour la défense du pays.
- Déclaration des Puissances alliées sur la reconnaissance des républiques de Géorgie, d’Azerbaïdjan et d’Arménie, Paris, 1er mars 1920 : rappel des décisions de la conférence de la Paix sur la reconnaissance de facto des gouvernements des républiques de Géorgie et d’Azerbaïdjan, le 15 janvier 1920, et de l’Arménie, le 19, par les Principales Puissances alliées et associées.
- Note manuscrite du lieutenant-colonel Chardigny à la Direction politique sur Guéguétchkori, Paris, 5 septembre 1920 : appréciation du commandant en chef du détachement français au Caucase sur Evgueni Guéguétchkori, « personnage aujourd’hui le plus important » et « le plus ententophile » de la République de Géorgie, à l’occasion de sa venue en Europe pour exposer la situation de la Transcaucasie et solliciter le soutien des Alliés contre les bolcheviks, d’accord avec le gouvernement de Bakou, représenté à Paris par Ali Mardan Toptchibacheff, président de la Délégation de l’Azerbaïdjan à la conférence de la Paix.
- Lettre du président de la Conférence interalliée, Aristide Briand, au ministre des Affaires étrangères de Géorgie, Evguéni Guéguétchkori, annonçant la reconnaissance de jure de la République de Géorgie, Paris, 27 janvier 1921 : à la suite de la demande officielle du gouvernement et du peuple géorgiens, les Puissances alliées ont accepté à l’unanimité de reconnaître la Géorgie de jure, témoignant ainsi « de la sympathie avec laquelle elles ont suivi les efforts du peuple géorgien vers l’indépendance et de l’admiration que leur inspire l’œuvre déjà accomplie ».
La France sur le terrain
- Note de l’État-Major général de l’Armée sur l’état nominatif du personnel de la mission française au Caucase, Paris, 1er avril 1919 : liste du personnel essentiellement militaire, adressée par le général F. Fons, chef d’État-Major général de l’Armée, au ministre des Affaires étrangères, Stephen Pichon.
- Note pour le ministre des Affaires étrangères (Alexandre Millerand) du service des Affaires russes au sujet de la représentation française au Caucase, Paris, 29 janvier 1920 : à la suite de la reconnaissance de facto des républiques de l’Azerbaïdjan, de la Géorgie et de l’Arménie russe, la France devrait renforcer sa présence pour défendre ses intérêts, notamment face à l’Angleterre. Ayant occupé la région pendant un an, elle « y a posé les bases de sa politique future », et reste présente à Batoum, ce qui lui permet de retenir la maîtrise du pétrole. M. de Martel, qui vient de terminer sa mission en Sibérie, comme Haut-Commissaire, devrait être désigné accompagné du commandant Peschkoff. Une mention marginale manuscrite indique l’accord du président du Conseil et ministre des Affaires étrangères, Alexandre Millerand.
- Extrait tapuscrit de la Lettre du Haut-Commissaire français au Caucase, Damien de Martel, au Secrétaire général du ministère des Affaires étrangères, Philippe Berthelot, sur l’état des intérêts français au Caucase, Tiflis, 4 mai 1920 : à son arrivée au Caucase, le Haut-Commissaire (d’avril à octobre 1920) D. de Martel constate l’importance des intérêts français dans la région, notamment en Géorgie, et décrit son action pour aider les commerçants et hommes d’affaires français qui se heurtent « aux tendances étatistes des trois petites républiques, qui prenant le socialisme au sérieux, ont institué des monopoles d’État à tort et à travers ».
- Télégramme du Département (Service des Affaires russes), à M. Duroy, agent consulaire à Tiflis, Paris, 17 mars 1920 : il n’y aurait que des avantages à ce que M. Duroy se rende d’urgence à Bakou où il n’y a aucune représentation française.
Heurs et malheurs de l’indépendance
- Note sur les intérêts français en Arménie, Paris, 10 septembre 1919 : faute de vouloir intervenir officiellement dans les affaires arméniennes, la France peut encourager les initiatives privées dans le domaine économique, pour entretenir l’attachement des Arméniens à la France, par exemple par la création d’une Banque et d’une Société d’importations-exportations franco-arméniennes. Par l’intermédiaire des Arméniens, l’influence française pourrait rayonner dans tout le Proche-Orient. Une note marginale manuscrite indique que le gouvernement a fait savoir à l’initiateur du projet, Vitali ( ?), qu’il « n’y voyait que des avantages ».
- Rapport du commandant de Nonancourt de la Mission militaire française à Tiflis, au ministère de la Guerre sur l’Influence étrangère en Géorgie, Tiflis, 3 novembre 1919 : face aux présences anglaise, américaine et italienne, le commandant de Nonancourt suggère, pour soutenir l’influence française, des actions dans tous les domaines : militaire, diplomatique, économique, sanitaire et culturel.
- Copie du Rapport du Commandant de Nonancourt, chef de la mission militaire française au Caucase, sur la situation en Azerbaïdjan, Tiflis, 11 février 1920 : le rapport analyse les évolutions politiques des principaux partis (parti Moussavat dirigé à ce moment par le Premier ministre, Oussoubekoff, turcophile ; parti Ittihat dirigé par le Dr Karabekoff, panislamiste, parti Ahrar, parti socialiste). Les tendances nationalistes, raffermies par l’indépendance, tendent à être refoulées, soit au profit des panturquistes ou panislamistes, soit à celui des partisans de l’alliance avec les bolchévistes. Après la défaite ottomane, de nombreux dirigeants et officiers Jeunes-Turcs ont réussi à se replier en Azerbaïdjan et y mène une propagande contre les Alliés à Bakou, Choucha, Gandja, autour de Nouri pacha et Khalil pacha. Ceux-ci ont échoué dans leur projet de réunion du Daghestan à l’Azerbaïdjan. Les bolcheviks accentuent leur pression. La politique anglaise qui visait à s’assurer le contrôle de la région, entre autres par un projet de réunion de l’Azerbaïdan du Caucase et de Perse, au détriment des intérêts français. L’influence des Anglais, « détestés et parfois méprisés » est « tombée très bas ».
- Note de la Société du Manganèse de Paris pour M. Seydoux, directeur des Affaires politiques et commerciales du ministère des Affaires étrangères, Paris, 19 mai 1920 : la Société du Manganèse, créée le 23 septembre 1919, par une quinzaine de sociétés métallurgistes du Comité des Forges, décrit l’enjeu de l’importation du manganèse de Géorgie, nécessaire à la fabrication de l’acier. La production des Indes, déficitaire, est contrôlée par les Anglais, celle du Brésil par les Américains. D’où la nécessité de sauvegarder les intérêts de l’industrie métallurgique française aux besoins croissants, face à ses concurrents et au monopole d’exportation confié à un comité local (Tchemo). Les contrats antérieurs devraient être honorés, et la France pourrait obtenir des concessions sur les anciennes mines allemandes et sur la production, en gage de ses créances dans le pays et de la part géorgienne de la dette russe.
- Voir aussi dans l’exposition en ligne "Arménie et Arméniens dans la Première Guerre" : "La Compagnie française des mines de cuivre d’Akhtala" et "Quelques exemples d’investissements français en Arménie du Caucase russe au 19ème siècle".
- Dépêche du commandant de Nonancourt, chef par intérim de la Mission française au Caucase, au ministre de la Guerre, André Lefèvre, au sujet du tremblement de terre de Gori, Tiflis, 2 mars 1920 : pour venir en aide aux sinistrés, le commandant de Nonancourt a pris l’initiative de mettre à la disposition du gouvernement géorgien, au nom du gouvernement français, une somme de 100 000 roubles et d’ouvrir une souscription parmi les membres de la colonie française. En annexes, un rapport sur le séisme et la demande d’Inna Jordania, épouse du président géorgien et présidente de la Société de Protection de la Maternité et de l’Enfance, de transmettre par radio un appel à l’aide auprès des sociétés de bienfaisance françaises. Une mention indique qu’une autre lettre de Mme Jordania à Mme Deschanel, épouse du président de la République, Paul Deschanel, lui a été transmise.
- Rapport du capitaine Poidebard, représentant de la Mission militaire française auprès de la République arménienne au sujet des relations officielles entre l’université arménienne d’Erevan et l’Université de Paris, Tiflis, 15 mars 1920 : le 1er février 1920, lors de l’inauguration de l’Université arménienne d’Erevan par décret du 17 mai 1919, les représentants anglais (M. Wardrop) et américain (le colonel Haskell) ont annoncé qu’ils demanderaient officiellement l’affiliation de cette université aux plus anciennes facultés d’Angleterre et des États-Unis. Le recteur, le professeur Gambaroff, a demandé pour sa part une affiliation à l’Université de Paris. Il serait important d’y donner suite avant les autres. En annexe, l’un des rapports de Gambaroff sur l’université à sa création.
- Dépêche du président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, Alexandre Millerand, au maréchal Foch, Président du Comité militaire allié à la conférence de la Paix, au sujet de la fourniture de matériel de guerre à la Géorgie et à l’Azerbaïdjan, Paris, 26 avril 1920 : le gouvernement français n’a pas d’objection de principe à livrer des armes, des munitions et des vivres à la Géorgie et à l’Azerbaïdjan à condition de ne pas utiliser ce matériel contrairement aux intérêts de l’Entente.
Conflits et alliances entre les républiques
- Lettre du général Thomson, chef des troupes anglaises au Caucase au président du gouvernement géorgien et au représentant du gouvernement arménien à Tiflis, Tiflis, 14 avril 1919 : à la veille de son départ, décision du général Thomson, chef des troupes anglaises au Caucase, concernant la délimitation provisoire des frontières et de l’administration civile des territoires contestés entre la Géorgie et l’Arménie : les provinces d’Akhalkalaki, d’Ardahan sur la rive gauche de la Koura, y compris la ville d’Ardahan, et de Bortchalo au nord de la ligne de partage des eaux, y compris le village d’Allaverdi, seront administrées par la Géorgie ; la province de Bortchalo au sud de la ligne de partage des eaux, y compris Sanahin, les districts de Kars et de Kaghisman, et la province de Nakhitchevan jusqu’à Djoulfa seront administrés par l’Arménie ; la région d’Olti et la partie d’Ardahan sur la rive droite de la Koura, seront administrées par le gouvernement militaire anglais de Batoum.
- Dépêche du lieutenant-colonel Chardigny, chef de la Mission militaire au Caucase, au ministre de la Guerre (Georges Clemenceau), État-Major de l’Armée, 2ème Bureau, au sujet du point de vue anglais sur le partage du Caucase, Tiflis, 20 avril 1919 : critique de Chardigny des décisions anglaises. Contrairement aux affirmations du général Tomson, les Arméniens et les Géorgiens ne les ont pas acceptées et l’ont fait savoir, en particulier, le représentant arménien à propos de l’administration provisoire du Karabagh-Zanguézour par l’Azerbaïdjan, ce qui laisse craindre des troubles dans cette région.
- Note manuscrite avec carte sur le territoire de Batoum, s.l. [Paris], juillet 1919 : note d’après le rapport du lieutenant-colonel Desbrières sur la situation à Batoum, sous contrôle de l’administration anglaise qui ne laisse à la municipalité que des pouvoirs locaux et interdit l’accès à sa partie orientale aux Arméniens et aux Géorgiens qui se la disputent. La petite zone entre ce territoire et la Turquie, elle, serait un refuge et un repaire de brigands. Batoum est devenu un centre de recrutement pour l’armée Denikine.
- Lettre signée des présidents des Délégations des Républiques d’Arménie, d’Azerbaïdjan et de Géorgie à Clemenceau, président du Conseil suprême, Paris, 28 août 1919 : demande commune des trois délégations de surseoir à l’évacuation des troupes alliées de crainte de conséquences fâcheuses.
- Note du Département sur la Transcaucasie, Paris, 16 avril 1920 : état des lieux des conflits territoriaux au 16 avril 1920 : Akhalkalaki contesté entre l’Arménie et la Géorgie, administration provisoire géorgienne ; Bortchalo, contesté entre l’Arménie et la Géorgie, administration provisoire mixte arméno-géorgienne ; Nakhitchevan, contesté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, administration locale tatare ; Zanguézour, contesté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, administration locale arménienne ; Karabagh, contesté entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, rattaché actuellement à l’Azerbaïdjan ; Batoum et son territoire, réclamé par la Géorgie, occupé et administré par les Anglais au nom des Alliés.
Dans la tourmente de deux révolutions
- Rapport du capitaine Poidebard sur le mouvement pantouranien et le rapatriement des Arméniens, au commandant de Nonancourt, chef de la Mission militaire française au Caucase, Tiflis, 22 novembre 1919 : les Anglais ont laissé aux Arméniens le district de Kars, dont seule la partie sud-est est à majorité arménienne, mélangée de Tartares et de Kurdes, sans se soucier des difficultés d’organisation, et avec l’idée d’avoir un argument de plus pour laisser le Karabagh à l’Azerbaïdjan et Akhalkalak et le Lori à la Géorgie. Les forces turques continuent d’y attiser le mouvement anti-arménien, ce qui rend illusoire le rapatriement des Arméniens de Turquie.
- Convention militaire entre l’Empire ottoman et la République d’Azerbaïdjan, Constantinople, 17 janvier 1920 : supplément du traité offensif et défensif, signé le 29 novembre 1919, entre Djevat pacha, chef d’État-Major et Kérimoff, délégué spécial de la République d’Azerbaïdjan auprès du gouvernement ottoman représentant le califat musulman. Convention militaire secrète, transmise par le Haut-commissariat français en Orient, avec une copie pour le Service des Affaires russes du ministère des Affaires étrangères. "Le gouvernement ottoman s’engage à défendre l’Azerbaïdjan contre toutes les attaques ayant pour but d’empêcher cette république d’assurer ses frontières naturelles."
- Télégramme d’Alexandre Millerand, président du Conseil, ministre des Affaires étrangères, à Damien de Martel, Haut-Commissaire français au Caucase, Paris, 11 mai 1920 : le gouvernement français est prêt à fournir du matériel de guerre à la Géorgie et à l’Arménie pour les aider à se défendre contre les attaques des bolcheviks et des Turcs, mais sans les inciter à une résistance contraire à leurs intérêts. Il leur est conseillé de trouver un arrangement amiable, permettant aussi de sauvegarder la liberté du commerce et les intérêts français.