Prix Anna Politovskaia-Arman Soldin - Discours de Catherine Colonna (2 novembre 2023)

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Mesdames et Monsieur les membres du jury,
Mesdames et Messieurs, chers amis,

Alors qu’il évoque en 1940 son expérience de soldat dans L’Etrange Défaite, Marc Bloch écrit que « faire preuve de courage, c’est proprement faire son métier. »
Appliquées aux journalistes du monde entier, ces paroles résonnent étonnamment, et même douloureusement juste. Pour autant, pourrions-nous être à l’aise à l’idée que, pour exercer leur métier, les journalistes soient obligés d’avoir le cœur et les armes d’un soldat ?
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Mesdames et Messieurs, c’est en se posant aussi cette question que M. Dmitri MOURATOV et moi-même avons voulu décerner pour la première fois aujourd’hui ce Prix du courage journalistique, afin d’honorer un ou une journaliste qui exerce son métier avec conviction et courage, mais aussi en ne nous résignant jamais face aux violences commises envers les journalistes.

Car nous ne le savons que trop, hélas : en Ukraine comme au Proche-Orient ou dans bien d’autres « théâtres de guerre », selon la formule consacrée, des journalistes meurent, des journalistes sont lourdement blessés, des journalistes sont privés de leurs droits les plus élémentaires, pour la seule raison qu’ils exercent ce métier, qui consiste à mettre en lumière ce que certains voudraient garder dans l’ombre.

Arman SOLDIN était de ceux qui portaient haut et fort ce métier, qui est aussi un idéal. A travers les images qu’il rapportait d’Ukraine, il montrait la vérité de la guerre. La guerre n’est pas une abstraction de salle de cours ni une formule pour bel esprit. Elle est une réalité brutale et effroyable. Et en tant qu’envoyé spécial de l’AFP, Arman SOLDIN contribuait à dissiper cet écran de fumée et de mensonge derrière lequel la Russie tente de dissiper les crimes qu’elle commet en Ukraine, et dont elle devra répondre.

En remettant aujourd’hui ce prix, nous honorons la mémoire et le courage d’Arman SOLDIN. Et j’adresse un salut tout particulier à ses proches, à sa famille, qui nous font l’honneur de leur présence aujourd’hui.

Anna POLITKOVSKAÏA, à qui ce prix rend également hommage, est une autre de ces grandes figures qui ont mis leur courage au service du droit à l’information.
Patiemment, méthodiquement, par-delà les menaces et les intimidations, Anna POLITKOVSKAÏA a enquêté. Elle a écouté les témoins. Elle a trouvé des preuves. Elle a mis en évidence les incohérences et les dissimulations pour mieux révéler la corruption et les atteintes aux Droits de l’Homme, tout ce que le régime russe voulait cacher coûte que coûte. Et elle l’a payé de sa vie. Aujourd’hui je veux saluer Ilya POLITKOVSKY, son fils, ainsi que le travail accompli par son journal, Novaïa Gazeta, qui reste fidèle à l’idéal d’Anna POLITKOVSKAÏA.

La mémoire d’Arman SOLDIN et d’Anna POLITKOVSKAÏA nous rappelle, hélas, que bien trop souvent l’information libre et indépendante dépend du courage de tous ces rédacteurs et rédactrices, reporters d’images, preneurs de son, fixeurs, de tous ces hommes et ces femmes qui vont jusqu’à risquer leur liberté ou leur vie et qui, par là même, contribuent à défendre la démocratie.
Nous pourrions citer tant et tant de cas, sous toutes les latitudes, mais je voudrais que ce matin nous pensions à tous les journalistes qui ont perdu la vie en couvrant le conflit dans les territoires palestiniens depuis le 7 octobre – plus de 30 selon Reporters Sans Frontières.
J’évoque la mémoire de ces journalistes avec d’autant plus de gravité que nous célébrons aujourd’hui la journée internationale de la fin de l’impunité pour les crimes contre des journalistes, dont la France a été à l’initiative en 2013. Et je veux rappeler un chiffre : entre 2006 et 2023, plus de 1 600 journalistes ont été tués dans le monde. Et près de neuf fois sur dix, ces crimes n’ont eu aucun traitement judiciaire.

Parce qu’il est incontestable que l’impunité contribue à aggraver les violences, nous ne devons jamais nous habituer, pas plus que nous ne devons accepter cette impunité. Nous serons toujours aux côtés des journalistes pour qu’ils puissent exercer leur métier en toute sécurité et continuent à accomplir leur mission. Il en va de la dignité humaine, bien sûr, mais il en va aussi de l’essence de nos démocraties.

Pas de démocratie sans information libre. Cette vérité aussi simple que fondamentale, il nous revient aujourd’hui de la défendre d’autant plus fermement que nous voyons bien comment les autocraties cherchent à empêcher chaque jour un peu plus le libre exercice du journalisme. Nous voyons bien comment, partout dans le monde, certains laissent prospérer la désinformation et brouillent la frontière entre vérité et mensonges. Nous voyons clair dans leur jeu comme dans leur objectif, celui de semer le trouble, de saper nos valeurs fondamentales, de promouvoir le relativisme et les fausses équivalences en matière de droit international. L’information est devenue une arme, c’est un fait, mais ne nous trompons pas sur les projets politiques qui s’opposent dans ce nouveau champ de bataille. Car les projets politiques ne se valent pas. La ligne de démarcation entre les démocraties et les pouvoirs autoritaires n’est peut-être jamais aussi claire et distincte que dans le respect de la liberté de la presse.

C’est pour cela que la France est déterminée à agir en faveur d’un espace mondial de l’information libre, démocratique et de confiance. Elle le fait notamment dans le cadre du Partenariat pour l’Information et la démocratie, lancé en 2019 avec Reporters Sans Frontières. C’est dans cette perspective, par exemple, que nous soutenons financièrement le Fonds international pour les médias d’intérêt public, coprésidé par Maria RESSA et Mark THOMPSON. Nous nous réjouissons d’autant plus de ce partenariat que le Fonds a choisi de s’installer à Paris, ce qui est une belle reconnaissance de l’engagement de notre pays en faveur de liberté de la presse.

La lutte contre la désinformation est une autre priorité, car ceux qui souhaitent détruire nos démocraties n’ont aucune limite. Face à cet immense défi, nous ne devons pas baisser la garde. Avec le renforcement des moyens du Quai d’Orsay et la création, en 2021, de VIGINUM, le service de l’État chargé de la vigilance et de la protection contre les ingérences numériques étrangères, nous avons su nous doter d’outils efficaces pour nous défendre avec rapidité et agilité.

Enfin, nous agissons aussi de manière déterminée en faveur de la presse libre et indépendante. Les États généraux de l’information voulus par le Président de la République et qui se déroulent en ce moment-même ont vocation à proposer de nouvelles actions. Nous agissons d’ores et déjà, partout où la presse se trouve fragilisée, y compris sur le terrain économique, en cherchant à inventer des modèles de soutenabilité économiques. Notre effort sera désormais structuré dans le cadre de la feuille de route « Médias et développement », que j’avais annoncée lors de la Conférence des ambassadrices et des ambassadeurs, et qui est désormais finalisée. Et je veux mentionner bien sûr notre soutien aux chaînes du groupe France Media Monde, ainsi qu’à Canal France International, filiale du groupe financé pour moitié par le Quai d’Orsay et consacré à l’aide au développement dans le secteur des médias.

Mesdames et Messieurs, en notre nom à tous, je veux conclure en m’adressant directement aux journalistes.

Je veux vous redire combien votre rôle est vital pour nos sociétés démocratiques. Par votre travail, vous nous aidez à développer librement des opinions, plutôt que de seriner des dogmes imposés. Par votre travail, vous nous permettez de comprendre le monde et ses nuances forcément complexes, plutôt que de nous contenter d’explications superficielles et caricaturales. Par votre travail, vous vous inscrivez dans cet esprit des Lumières qui nous fait prendre le parti de la vérité des faits, plutôt que celui de la croyance et du dogme.

Alors que tout pousse à une polarisation extrême des opinions et des émotions, alors que rodent le mensonge et la manipulation, nous avons besoin d’une information fiable et vraie, qui est, forcément, la condition de l’exercice éclairé du libre arbitre, et donc une condition de la démocratie. Et c’est justement pour cela que c’est, et ce sera toujours, le parti pris de la France.

Je vous remercie.