Union européenne - Discours de Catherine Colonna à l’occasion de l’ouverture de la conférence annuelle de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne (Paris, le 9 juin 2022)

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Monsieur le Directeur, cher Gustav,
Monsieur le Secrétaire Général du SEAE, cher Charles, ravie de te voir,
Général Robert Brieger, Président du Comité militaire de l’Union européenne,
Mesdames et Messieurs les Ambassadeurs,
Monsieur le Ministre,
Mesdames et Messieurs les Directeurs,
Mesdames et Messieurs, chers collègues et amis,

Nous commençons avec un très léger retard, mais on m’a dit que le Thalys avait manqué à sa légendaire ponctualité. Nous allons néanmoins enchaîner rapidement. Et je suis heureuse, impressionnée et émue de vous voir aussi nombreux au Quai d’Orsay pour cette journée consacrée à l’Europe, à ses défis, mais aussi à ses succès, et à son avenir. Je me réjouis de pouvoir célébrer ici, à Paris, les vingt ans de l’Institut d’études de sécurité de l’Union européenne. Votre institution, Monsieur le Directeur, alimente et stimule depuis 2002 le débat européen sur les questions de politique étrangère, de sécurité et de défense avec des analyses dont la qualité est unanimement reconnue. Je sais aussi que notre présidence du Conseil de l’Union européenne a pu, à de nombreuses reprises, compter sur le professionnalisme de vos équipes pour organiser des événements sur des enjeux prioritaires pour l’Europe, et je tiens à vous en remercier très sincèrement.

Je suis également ravie que nous puissions célébrer cet anniversaire en ce lieu, haut en symboles, à quelques mètres du Salon de l’Horloge où, il y a maintenant 72 ans, Robert Schuman proposait la création d’une organisation européenne chargée de mettre en commun les productions française et allemande de charbon et d’acier, préfigurant ainsi ce qui allait devenir la communauté puis l’Union européenne.

Je sais que le Haut Représentant, Josep Borrell, aurait souhaité être avec nous aujourd’hui. Nous connaissons tous son attachement à la défense de la souveraineté de l’Union européenne. Hélas, il a annoncé, vous l’avez vu, qu’il avait été testé positif au Covid, mais je ne doute pas que nos échanges permettront de rendre hommage au travail exceptionnel qui est le sien, aux crises que traite le Service européen d’action extérieure, et aux orientations de long terme fixées par la Boussole stratégique. D’ailleurs nous l’entendrons, je crois, dans un instant, par vidéo.

Je me réjouis aussi de découvrir les visages de ceux dont la réflexion et l’action quotidiennes nourrissent et structurent la défense européenne, des acteurs qui ont contribué de près ou de loin à concevoir notre Boussole stratégique et qui seront impliqués, en première ligne, dans sa mise en œuvre. Il est particulièrement utile de profiter de ce type de format qui réunit chercheurs, institutionnels, société civile ou secteur privé, pour permettre une compréhension mutuelle des visions et intuitions de chacun, tout en revisitant nos modes de pensée grâce à des débats d’idées. Ayez des débats. Ces échanges sont d’autant plus nécessaires, bien évidemment, à la lumière du contexte stratégique dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui.

Le retour de la guerre sur notre continent, à nos frontières, a bouleversé le paysage géopolitique. L’agression de l’Ukraine par la Russie, le 24 février dernier, dans le prolongement de l’annexion illégale de la Crimée et de l’intervention armée dans l’Est de l’Ukraine, initiées en 2014, de même que les violations répétées du droit international par Moscou, ont ravivé des réflexions au long cours sur l’ordre politique international, sur l’architecture européenne de paix et de sécurité, sur le respect du droit international, mais aussi sur les notions de souveraineté et de responsabilité.

Les décisions prises par de nombreux pays européens de réinvestir massivement dans leur défense, de se porter candidats à l’adhésion à l’OTAN ou à l’Union européenne, ou de participer pleinement à l’action de l’Union européenne en matière de sécurité et de défense, sont autant d’illustrations visibles des recompositions qui sont à l’œuvre et sont appelées à se poursuivre. Elles vont aujourd’hui dans le sens d’une plus grande unité des Européens et d’un renforcement simultané de l’Union européenne et de l’OTAN ; ce qui est une excellente chose, je ne vous le cache pas.

La guerre en Ukraine constitue un tournant et restera un défi pour toute une génération d’Européens. C’est une véritable tragédie pour le peuple ukrainien, elle a aussi des répercussions globales, d’ordre stratégique, car d’autres recompositions ont cours, loin de nos frontières, mais aussi sur le quotidien des populations à travers le monde qui subissent, comme conséquences de la guerre choisie par la Russie, les pressions inflationnistes sur les produits de base tels que le pétrole, le gaz et le blé, avec des effets potentiellement catastrophiques dans les pays les plus vulnérables.

Si le retour de la guerre en Europe était un test pour notre solidité, pour notre solidarité et pour notre unité, ce test, nous l’avons réussi. Nous sommes aujourd’hui renforcés dans notre unité, renforcés dans notre solidarité. Cette guerre a aussi rappelé la nécessité d’une Union européenne qui soit mieux armée pour faire face à la compétition croissante entre les puissances, qui soit capable de faire face à des crises de haute intensité et capable de devenir un véritable partenaire de confiance et un partenaire autonome.

À cet égard, ces derniers mois ont été riches d’enseignement, ô combien. Ils ont d’abord montré que l’impulsion que nous avons donnée depuis 2017 pour doter l’Union européenne d’outils en matière de sécurité et de défense était pertinente. Je pense notamment à la Facilité européenne de paix, que nous avons bien fait de créer, et qui nous a permis d’apporter un soutien militaire rapide et décisif à l’Ukraine, avec 2 milliards d’euros, dont plus de 92% désormais de matériel létal.

Je veux ensuite souligner la contribution essentielle et structurante que constitue l’adoption d’une Boussole stratégique, à la fois ambitieuse et réaliste. Ce premier Livre blanc de la défense européenne à l’horizon 2030 est un signal stratégique majeur face à la dégradation inédite de notre environnement de sécurité entraîné notamment mais pas seulement par la guerre en Ukraine.

En se dotant d’une feuille de route pour les dix prochaines années, l’Union européenne franchit un nouveau cap dans sa politique de défense et de sécurité pour faire face au retour de la compétition de puissances, à la persistance de crises dans son voisinage et pour agir partout où son action est sollicitée et où ses intérêts sont en jeu. Elle se donne ainsi pour vocation de devenir un véritable acteur géopolitique, au service de la paix, du droit, de la sécurité et de la stabilité, dans son environnement géographique proche comme dans les espaces stratégiques contestés ; je pense bien sûr au cyber, au spatial, au maritime ou à l’aérien.

C’est parce que nous devons éviter d’analyser les défis d’aujourd’hui et de demain avec le regard et les schémas d’hier, que l’entrée des Européens dans cette « nouvelle ère » rend d’autant plus essentielle la mise en œuvre, non seulement concrète mais complète de notre Boussole stratégique.

À cet égard, je voudrais relever plusieurs points qui nécessiteront une vigilance constante des Européens pour les prochaines années.

D’abord, nous devrons accélérer le renforcement de notre base industrielle et technologique européenne et en résorber les lacunes critiques. Il y en a. Il nous faut pour cela entretenir la dynamique enclenchée au Sommet de Versailles, au mois de mars et au Conseil européen, tout récemment, en concrétisant les propositions de la Commission et du Haut Représentant. En particulier, il nous appartiendra d’adopter rapidement les propositions législatives sur la mise en place à court terme d’une task-force conjointe d’acquisition de défense et à plus long terme, d’un programme pérenne d’investissement européen ambitieux.

Deuxièmement, dans le domaine des opérations européennes, nous devrons opérationnaliser les propositions de la Boussole visant à rendre l’UE plus robuste et plus agile, en capitalisant notamment sur l’expérience sahélienne. Je pense en particulier à la capacité de déploiement rapide, aux présences maritimes coordonnées et aux modalités d’un recours accru à l’article 44 du traité qui ont déjà fait, vous le savez autant que moi, l’objet de très nombreux échanges.

Troisièmement, nous devrons également faire de l’Union européenne un acteur de sécurité incontournable dans les nouveaux espaces contestés, je le mentionnai il y a un instant, avec le développement de nouvelles stratégies sur le spatial de défense, la politique de cyberdéfense et en matière de sécurité maritime. Les différents outils qui composeront la boîte à outils hybride et qui permettront de mieux faire face aux tactiques dites grises, utilisées par nos compétiteurs sont non seulement essentiels, mais aussi indispensables.

Quatrième point de vigilance, nous devrons ensuite articuler davantage les instruments dont nous disposons pour conduire un politique étrangère globale qui soit au service de nos valeurs et de nos intérêts. Notre action à l’égard de chaque région du monde ne peut plus être prise isolément, et il nous appartient d’apporter des réponses pluridimensionnelles, comme nous le faisons face à la crise ukrainienne. Nous savons le faire, nous venons de le démontrer. Développons ce modèle. Il y a bien d’autres sujets et bien d’autres territoires.

Enfin, et ce n’est pas mince, nous devrons poursuivre notre réflexion commune sur la manière de faire évoluer nos partenariats, afin que, plus que jamais, nous répondions au besoin d’une approche collective, cohérente et complémentaire pour défendre nos valeurs et l’ordre international basé sur des règles.

Je pense tout d’abord à nos partenaires traditionnels en matière de sécurité et de défense, au premier rang desquels les États-Unis et, pour les États qui en sont membres, l’OTAN. La réponse à la guerre en Ukraine a souligné l’unité de la « famille transatlantique » et la formidable complémentarité entre l’Union européenne et l’OTAN. L’Alliance transatlantique est le fondement, évidemment, incontestable de la défense collective des États qui en sont membres. Et parallèlement, en complément, en appui, ensemble, nos efforts pour construire une Europe plus souveraine en matière de défense ne feront que renforcer l’Alliance, car les capacités que nous développerons profiteront également à l’OTAN. Il est en revanche indispensable, lorsque les Européens doivent prendre leurs responsabilités pour assurer la réponse à une crise faisant peser une menace directe sur leurs intérêts, que nous disposions de tout l’éventail des capacités et des ressources pour agir de manière autonome et décisive.

Vient ensuite la question de la manière d’optimiser nos relations avec les pays de la famille européenne qui ne sont pas, ou pas encore, ou plus, pour l’un d’entre eux, dans l’Union européenne, au profit de notre sécurité commune. La guerre en Ukraine, j’y reviens une fois encore, a souligné plus que jamais les valeurs mais aussi les défis que nous avons en commun. Nous devons donc bâtir un espace qui permette de nous réunir et d’échanger, sans chercher à dupliquer ni à déposséder des organisations existantes. C’est tout l’esprit du projet de Communauté politique européenne proposée par le Président de la République. Cette communauté n’est pensée ni comme une alternative, je veux le répéter, ni, évidemment, comme une tentative d’entrave au processus d’élargissement. C’est un objectif en soi que de dynamiser le processus d’élargissement, sans attendre l’adhésion, et de trouver une base pour multiplier dès à présent, le plus vite possible, les coopérations concrètes avec l’Union européenne.

Enfin, je souhaiterais enfin évoquer les relations avec les partenaires au-delà de notre continent, avec lesquels notre sécurité est pourtant intrinsèquement liée. Je pense notamment aux deux géants que nous avons pour voisins : l’Afrique et l’espace indopacifique.

S’agissant de l’Afrique, nous avons tracé des perspectives avec le Sommet UE-Union africaine. Les défis sont immenses, nous le savons bien, nous le mesurons chaque jour, en particulier au Sahel, et nos compétiteurs stratégiques s’emploient avec un réel talent à nous décrédibiliser et à tenter de gagner du terrain à nos dépens. Nous devons faire preuve de patience stratégique, car je suis convaincue que l’intérêt des Africains comme des Européens, à long terme, est d’avancer main dans la main. Je souhaite que nous ayons bien cette perspective et cet impératif en tête. Parions sur le long terme et sur notre avenir commun.

S’agissant enfin de l’Indopacifique, il s’agit d’un espace essentiel pour nos intérêts. Là, se jouent également les équilibres stratégiques et le futur du multilatéralisme. Le Forum ministériel pour la coopération dans l’Indopacifique qui s’est tenu en février a permis d’incarner l’engagement européen à travers des actions concrètes de coopération pour mettre en œuvre la stratégie européenne. Il nous faut, la route étant tracée, la suivre et ne pas perdre en élan.

Mesdames et Messieurs, chers amis, face à la fragmentation du monde, face à la tentation du repli, face au recul du respect des normes, ou face tout simplement à l’absence de norme, l’Europe ne peut se résigner à être spectatrice du retour à une logique de puissances qui pourrait compromettre sa sécurité et ses valeurs. Tous ces aspects sont essentiels pour concrétiser cette souveraineté européenne, à laquelle nous nous sommes efforcés de donner davantage corps, avec succès, je crois, tout au long de notre Présidence du Conseil de l’Union européenne. Et avec votre aide, je le redis, Monsieur le Directeur, cette notion de souveraineté européenne est d’abord le signe que l’Europe est en train de sortir d’une certaine forme de naïveté pour faire face, comme elle le doit, de manière unie et solidaire à un environnement stratégique qui est de plus en plus dangereux.

Permettez-moi donc de conclure en vous invitant, comme je l’ai déjà fait, à interagir de manière libre. Ayez des débats. Ce sont vos débats qui nous permettent d’avancer, de façon amicale, je n’en doute pas, mais de façon aussi franche et aussi sincère que vous le souhaiterez. Ce sont ces interactions qui nous sont utiles. Ce sont ces interactions qui permettent d’assurer le succès de votre conférence.

Merci de toutes vos réflexions, merci de vos débats, merci de vos travaux. Et maintenant, Monsieur le Directeur, à moi de vous céder la parole.

Extrait de l’intervention de la ministre en vidéo :