Paris Cyber Week - Allocution de Jean-Yves Le Drian (8 juin 2021)

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= Seul le prononcé fait foi =

Messieurs les Ministres, Mesdames et Messieurs les Parlementaires, Mesdames et Messieurs,

La brutalisation de la vie internationale, l’intensification de la compétition de puissance, l’affrontement des modèles, c’est-à-dire les tendances lourdes qui bouleversent le monde dans lequel nous vivons, ne s’arrêtent pas au seuil du cyberespace. Car cette frontière est aujourd’hui moins nette que jamais, en raison d’un double mouvement convergent.

D’une part, nous numérisons toujours plus de fonctions stratégiques, des fonctions qui engagent jusqu’au cœur même de notre sécurité, de notre économie et de nos démocraties.

D’autre part, le numérique prend chaque jour un peu plus de place dans le monde dit « physique » - pour le meilleur et pour le pire, comme lorsque la haine en ligne conduit à des actes de violence qui n’ont, eux, absolument rien de virtuel.

Que ce soit en tant que responsable politique, en tant qu’acteur du secteur privée ou en tant que membre de la communauté académique, nous sommes donc tous confrontés, au quotidien, à de nouvelles menaces, de nouveaux antagonismes et de nouveaux défis, qui vont bien au-delà des questions purement technologiques.

Ce qui est en jeu dans cette brutalisation numérique, dans cette compétition numérique, dans l’opposition de ces modèles numériques, c’est en vérité notre avenir, l’avenir des Européens, dans toutes ses dimensions.

Ce sont nos intérêts, et notre capacité à continuer à les défendre réellement.
Et ce sont les valeurs auxquelles nous tenons : ces valeurs de progrès et de liberté que nous avons placé au fondement de nos grands choix de société et que nous promouvons sur la scène internationale, parce qu’elles ont une portée universelle.

C’est pourquoi nous devons nous donner les moyens de mener, au service de notre souveraineté, une nouvelle géopolitique numérique. Et c’est pourquoi l’Europe doit prendre toute sa place et peser du poids qui est le sien pour défendre ses intérêts et ses valeurs de manière souveraine, y compris dans le monde numérique.

L’horizon que nous devons nous fixer, à mon sens, c’est d’instituer Internet comme un bien commun du XXIe siècle, ce qui implique d’en défendre collectivement les principes fondateurs dans un contexte marqué par de spectaculaires mutations technologiques, économiques et politiques.

Défendre le principe d’un Internet ouvert, contre les États autoritaires qui cherchent à utiliser les nouvelles technologies pour mieux surveiller, mieux contrôler et mieux censurer, en prenant d’ailleurs parfois prétexte de la pandémie pour justifier l’édification de barrières toujours plus étanches entre leurs réseaux et les autres.

Défendre le principe d’un Internet neutre, contre un risque de fragmentation idéologique du Web et des réseaux sociaux : de vrais échanges ne sont possibles que si la nouvelle agora numérique reste un véritable espace publique. Nous voyons déjà comment les « bulles cognitives » destinées à enfermer les internautes font le jeu des pires radicalisations.

Défendre, aussi, le principe d’un Internet transparent, face à des géants numériques qui, forts de leurs positions monopolistiques, sont désormais en mesure - sans aucune légitimité pour le faire et sans même avoir à l’assumer publiquement - d’imposer des pratiques à des millions de consommateurs.

Défendre, enfin, le principe d’un Internet sûr, contre les cyberattaques et la cybercriminalité. C’est d’autant plus urgent que la crise actuelle aura renforcé l’instabilité du cyberespace, certains groupes de cybercriminels profitant de notre recours massif aux outils numériques pour multiplier les actes malveillants, y compris à l’encontre de nos infrastructures critiques, ce qui est particulièrement inquiétant.

J’y insiste : porter cette vision d’un Internet ouvert, neutre, transparent et sûr et - surtout - la décliner concrètement pour nous-mêmes comme avec nos partenaires, c’est tout à la fois agir en faveur de nos intérêts et agir au nom de nos valeurs. Car nos intérêts et nos valeurs se recoupent, dès lors qu’on parle de notre souveraineté européenne et du modèle de régulation collective que nous devons construire à l’échelle globale.

Il ne s’agit pas, en effet, de bâtir un Internet européen, ni de prétendre imposer à quiconque une quelconque hégémonie numérique.

Mais simplement de faire nos propres choix, dans un cadre international qui garantisse, réellement, pour tous, la possibilité de décider tout aussi librement, ce qui suppose des règles acceptées par chacun.

Ce que nous revendiquons ne relève donc pas du souverainisme numérique, qui confond repli sur soi et autonomie. Mais bien d’une vraie souveraineté numérique qui, à l’instar de la souveraineté politique des États, dont elle est l’un des prolongements et désormais l’une des garanties, ne se construit pas contre le droit international et les règles multilatérales mais, au contraire, en dépend.

Cette double stratégie numérique, tournée et vers le renforcement de notre souveraineté et vers le développement de la coopération internationale, sera l’une des priorités de la présidence française du Conseil de l’Union européenne, au premier semestre de l’année prochaine.

Il est encore trop tôt pour en préciser les objectifs et les temps forts.
Mais il est, bien sûr, évident que nous profiterons de cette occasion pour avancer, avec nos partenaires des 27, sur chacun des quatre grands chantiers que nous avons déjà lancés dans ce domaine.

À commencer par le chantier de la sécurité dans le cyberespace, car c’est une condition essentielle de notre souveraineté numérique et de notre souveraineté tout court.

Nous poursuivons un triple but. D’abord, il nous faut accroître la solidarité entre États membres face aux agressions cyber. Ensuite, nous devons renforcer les capacités cyber en Europe et augmenter la résilience de nos réseaux et de nos infrastructures. Enfin, nous devons utiliser nos leviers diplomatiques pour décourager les comportements agressifs et encourager les alliances et les coopérations avec nos partenaires.

Tous ces efforts doivent être poursuivis en lien étroit avec le secteur privé et la société civile. Car les États ne peuvent agir seuls. C’est pourquoi la France a lancé des initiatives comme l’Appel de Paris pour la confiance et la sécurité dans le cyberespace. Je souhaite d’ailleurs saluer la communauté des soutiens de l’Appel, qui joue un rôle de poids dans les négociations internationales.

L’enjeu de la sécurité du cyberespace, c’est aussi l’équilibre et la vitalité de nos démocraties. Pour contrer la diffusion des contenus terroristes sur Internet, les États, là aussi, doivent travailler avec les entreprises privées et les forces de la société civile.

C’était le sens de l’Appel de Christchurch, dont nous avons célébré le deuxième anniversaire il y a quelques semaines. Et je veux, à cet égard saluer l’Estonie, qui a rejoint l’Appel à cette occasion, tout comme les États-Unis.

Et, pour déjouer les campagnes de manipulation de l’information menées par des acteurs étrangers, qui représentent d’inacceptables tentatives d’ingérence, nous avons mis en place un Plan d’Action pour la Protection de la démocratie européenne et posé de premiers jalons internationaux avec le Partenariat Information et démocratie que nous avons lancé avec Reporters sans frontières et nos partenaires de l’Alliance pour le multilatéralisme.

La question de l’innovation est tout aussi capitale. Dans ce domaine comme dans tant d’autres, l’Europe dispose d’atouts majeurs, qu’elle doit parvenir à mieux mobiliser et à mieux mettre en valeur. On compte également de nombreux acteurs de très haut niveau en Europe, que nous avons tout intérêt à soutenir plus activement, en mettant en place un environnement plus équitable et plus favorable à l’innovation et à la croissance des entreprises européennes. Le Digital Markets Act est un premier pas en en ce sens.

En mutualisant également nos ressources, afin de soutenir la recherche et le développement nécessaires à notre souveraineté technologique. Tous les outils financiers dont dispose l’Union doivent être mobilisés en complément des investissements privés. Et il faut faciliter l’investissement dans des filières stratégiques comme le cloud, l’électronique et la connectivité.

Autre atout majeur des Européens : notre capacité à agir en puissance normative, que nous devons mettre à profit pour consolider un modèle de protection des droits et de régulation au niveau mondial, dans le sillage de ce que nous avons fait avec le RGPD [Règlement général sur la protection des données].

Les grandes plateformes numériques doivent être placées devant leurs responsabilités pour les contenus diffusés grâce à leurs services. Grâce au règlement DSA [Digital Services Act] que nous sommes en train de mettre en place, nous pourrons nous en assurer. Il est par ailleurs important de rétablir l’équilibre dans la répartition des revenus générés par les services numériques, grâce à des politiques de taxation adaptées.

L’accord historique trouvé le week-end dernier par les ministres des finances du G7 est une étape cruciale dans ce combat qui - vous le savez - est depuis longtemps le combat de la France.

La régulation de l’intelligence artificielle est également une question clef, et nous devons en tirer toutes les conséquences.

La France prendra justement, à la fin de l’année, la présidence du Partenariat Mondial pour l’intelligence artificielle, qui rassemble chercheurs et experts pour définir les grands principes qui doivent encadrer le développement et l’utilisation de cette technologie appelée, demain, à prendre une place considérable dans tous les domaines.

Enfin, nous devons veiller sur ce qu’on appelle à juste titre les « communs numériques ».

Encore une fois : pour nous, il n’y a pas à choisir entre la souveraineté, telle que nous la concevons et telle que nous la pratiquons, et nos biens communs. Tout en nous assurant de la maîtrise de nos propres données, et en nous dotant d’infrastructures qui garantissent notre souveraineté numérique et notre compétitivité, nous devons préserver l’accès aux ressources qui sont produites, utilisées et gérés collectivement par des communautés d’utilisateurs et nous battre pour qu’elles échappent aux logiques de captation et d’exploitation. Il y va des marges de que nous saurons conserver dans l’espace numérique. Et donc de notre liberté d’action.

Voilà - Mesdames et Messieurs - ce que je souhaitais vous dire, au premier jour de cette nouvelle édition de la Paris Cyber Week, où je suis très heureux de voir représentés tant de nos partenaires de tout premier plan dans ces nouvelles batailles pour la souveraineté numérique européenne et la mise en œuvre concrète d’un nouvel humanisme numérique.

Je tiens, en particulier, à saluer nos amis estoniens, avec qui nous avons des échanges de très grande qualité dans les domaines de l’économie numérique, de la cybersécurité ou encore du e-gouvernement. Autant de sujets décisifs - vous l’aurez compris - pour l’Europe de demain !

Je vous remercie.