Interview de Jean-Yves Le Drian dans Le Figaro (24.03.20)
Interview réalisée par Isabelle Lasserre
LE FIGARO. - Où en est le rapatriement des Français bloqués à l’étranger ?
Jean-Yves LE DRIAN. - La situation que nous vivons est totalement exceptionnelle. Nous n’avons jamais vu dans l’histoire de l’aviation de telles fermetures de frontières, de liaisons, d’aéroports dans le monde. La semaine dernière, il y avait encore 130.000 Français en voyage à l’étranger. Déjà, plus de 80.000 de nos compatriotes ont pu revenir en France ces derniers jours ! Nous sommes en train d’organiser de nouveaux vols. Je n’ignore pas que beaucoup de nos compatriotes sont encore en attente et s’impatientent. Je veux leur dire que nous travaillons d’arrache-pied, nuit et jour, pour dénouer toutes les situations problématiques.
Pourquoi l’Europe n’est-elle pas davantage solidaire de l’Italie ?
Ce que traverse aujourd’hui l’Italie est une tragédie pour elle et pour l’Europe entière et nous nous mobilisons pour l’aider. L’Italie bénéficiera des achats européens groupés de matériels de protection qui vont aboutir dans les prochains jours, comme de la réserve stratégique médicale qui sera bientôt mise en place par l’Union européenne. La France a pris sa part dans le cadre de cet effort de solidarité européenne. Nous n’avons jamais fermé la porte à l’Italie et nous ne laisserons jamais tomber nos amis transalpins.
Pourquoi l’Europe n’offre-t-elle pas une réponse commune ?
Tout n’a pas été parfait. L’Europe n’a peut-être pas suffisamment anticipé l’ampleur de la crise. Elle a pu être un peu « lente au démarrage ». Des décisions unilatérales et nationales ont pu être prises sans coordination. C’est vrai. Mais je crois qu’il est inexact d’affirmer que l’Europe, aujourd’hui, n’apporte pas de réponse commune et unie. Nous avons, ensemble, pris la décision de fermer les frontières extérieures de l’UE et de l’espace Schengen. Nous avons veillé, ensemble, à ce que les contrôles mis en place aux frontières internes des pays n’entravent pas la circulation des marchandises vitales à notre approvisionnement.
Les partenaires européens prennent, ensemble, des décisions qui n’ont jamais été prises dans l’histoire de notre union.
Nous avons, ensemble, engagé des moyens conséquents pour lancer des achats groupés d’équipements de protection et de matériels médicaux. Nous avons, avec les institutions, mis à disposition 187 millions d’euros pour la recherche sur le Covid-19. L’échelon européen est tout aussi crucial pour limiter l’impact économique de cette crise. La Banque centrale européenne l’a montré en lançant un programme de 750 milliards d’euros pour assurer le financement de l’économie. Les partenaires européens prennent, ensemble, des décisions qui n’ont jamais été prises dans l’histoire de notre union. Le signal est clair : nous n’hésiterons pas à innover ensemble pour protéger les secteurs les plus touchés et leurs salariés, à chaque fois que cela sera nécessaire. Je crois donc que chacun, en Europe, a aujourd’hui bien conscience de la nécessité de faire bloc face au virus.
Pourquoi si peu d’anticipation de la communauté internationale ?
À mes yeux, la question la plus urgente aujourd’hui est plutôt de savoir comment nous pouvons améliorer notre capacité de réaction à cette crise inédite, dans sa dimension sanitaire, mais aussi dans ses implications économiques, sociales, sécuritaires, à court et à moyen terme. La crise met à rude épreuve les systèmes de santé dans le monde entier ; elle pourrait, demain, affecter des États, en Afrique en particulier, dont les capacités sanitaires risquent de se trouver dépassées très rapidement. C’est la raison pour laquelle le président de la République a appelé à la tenue rapide d’un sommet extraordinaire du G20, afin de renforcer la coordination internationale face à l’épidémie, de soutenir ensemble la croissance mondiale et d’organiser la solidarité avec les États les plus vulnérables.
Je le rappelle, les gestes barrières, la distanciation sociale et le respect strict du confinement, par chacun, nous protègent tous
Pas de masques, pas de tests : y a-t-il un problème de gouvernance en France ?
Le temps n’est pas à la polémique. Le gouvernement et l’ensemble des services de l’État sont pleinement mobilisés pour faire face à cette crise d’une extrême gravité. S’agissant des masques, la priorité est de faire en sorte que les soignants y aient accès dans la durée. Toute la stratégie s’articule autour de cet impératif. Et je le rappelle, les gestes barrières, la distanciation sociale et le respect strict du confinement, par chacun, nous protègent tous. Une stratégie de tests a par ailleurs été mise en place sur la base des avis de nos scientifiques. Là aussi, permettez-moi un rappel : ils ne sont pas faits d’abord pour mesurer la progression de l’épidémie, mais pour la contenir.
L’Occident peine à gérer la crise, alors que la Chine se remet au travail. Les démocraties sont-elles moins bien armées que les régimes autoritaires face à un tel défi ?
Vous oubliez que l’épidémie ne nous a pas touchés au même moment ! Je pense que le réel clivage est plutôt celui qui oppose, d’un côté, les défenseurs de l’action multilatérale, et de l’autre, ceux qui, sur la scène internationale, pensent pouvoir faire cavalier seul. Face au coronavirus, nous avons besoin de coordination et de coopération. Pour freiner la progression du virus, pour doter chaque État du matériel sanitaire nécessaire, pour mettre au point un vaccin le plus rapidement possible, nous devons agir ensemble. Aujourd’hui, il est clair que la solidarité est l’autre nom du pragmatisme. La preuve : elle fonctionne dans les deux sens. En février, nous avons fourni des masques aux autorités chinoises. La semaine dernière, elles nous en ont à leur tour envoyé.
Il y a un modèle global, celui du confinement et de l’absence de contact, qui seul permet de ne pas laisser passer le virus et d’empêcher que l’épidémie ne se propage
Mais existe-t-il un modèle chinois dont l’Europe puisse s’inspirer ?
Le modèle chinois, c’est le confinement intégral ! Nous n’en sommes pas très loin. Je ne suis donc pas sûr qu’il y ait un « modèle chinois ». Il y a un modèle global, celui du confinement et de l’absence de contact, qui seul permet de ne pas laisser passer le virus et d’empêcher que l’épidémie ne se propage.
Le coronavirus a relancé le débat entre autoritarisme, populisme et libéralisme. Qui va gagner ?
Aujourd’hui, nous sommes dans le temps de l’action. Demain, viendra celui des conséquences à tirer de cette crise sans précédent. Et là, j’espère que nous pourrons dire que le multilatéralisme a gagné. À la fois parce que nous serons venus à bout de la pandémie en unissant nos forces et aussi parce que notre capacité d’action collective sortira renforcée de la crise.
En nous mobilisant face à cette crise, nous apprenons collectivement à mettre la solidarité au centre de la vie internationale. Voilà un changement géopolitique majeur !
Dans la crise du Covid-19, le contre-modèle à l’autoritarisme chinois vient plutôt des pays asiatiques (Taïwan, Corée du Sud et Singapour) que d’Europe ou des États-Unis. Est-ce un nouveau recul pour l’Occident ?
La France a des partenaires partout dans le monde, bien au-delà de l’Occident. Quand ils parviennent à endiguer l’épidémie, nous nous réjouissons avec eux. S’ils prennent des initiatives susceptibles de fonctionner aussi chez nous, nous nous en inspirons. Ce virus est notre ennemi commun, face à lui, nous sommes tous dans le même camp.
La Chine n’est-elle pas en train de gagner la bataille géopolitique contre les États-Unis ?
Sincèrement, seules les batailles que nous menons contre le Covid-19 m’intéressent aujourd’hui.
Quels changements géopolitiques peut-on déjà anticiper ?
En nous mobilisant face à cette crise, nous apprenons collectivement à mettre la solidarité au centre de la vie internationale. Voilà un changement géopolitique majeur ! Et je compte tout faire pour qu’il s’inscrive dans la durée, car une fois que nous aurons dépassé la crise en France, nous devrons aider des pays vulnérables à combattre ce fléau pour qu’il disparaisse totalement. Et ce n’est pas seulement une question d’humanité, c’est aussi notre intérêt bien compris. Je crois que nous devrons collectivement tirer les leçons de cette crise pour l’Europe, pour le système des Nations unies, pour le multilatéralisme. La France sera fidèle à son rôle et son histoire et fera des propositions ambitieuses, le moment venu.