COVID-19 - Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, avec "BFMTV" (Paris, 06.04.20)
Q - Nous sommes en direct avec Jean-Yves Le Drian. Bonsoir.
R - Bonsoir !
Q - Merci beaucoup de participer à cette soirée spéciale, ministre des affaires étrangères, ministre des affaires européennes. Jean-Yves Le Drian, avant d’évoquer avant vous évidemment toutes les questions que nous avons prévu de vous poser, j’aimerais avoir votre première réaction à l’annonce de Londres et du 10, Downing Street ce soir, le Premier ministre britannique est donc en soins intensifs, dix jours après avoir été testé positif au coronavirus. Quelle est votre réaction ?
R - D’abord, je connais bien Boris Johnson, il a été mon collègue comme ministre des affaires étrangères pendant plusieurs mois. Je sais aussi sa force et je suis convaincu qu’il va puiser dans ses ressources qui sont grandes la capacité de surmonter cette épreuve ; en tout cas, je lui souhaite un très bon rétablissement. Et puis, cette hospitalisation, c’est aussi le symbole de la gravité de la crise qui touche tout le monde et qui induit la nécessité d’être extrêmement vigilants, quelles que soient nos fonctions.
Q - Jean-Yves Le Drian, j’aimerais également vous interroger sur les Français qui sont actuellement à l’étranger et qui souhaitent rentrer en France. De très nombreux, des dizaines de milliers ont été rapatriés, mais combien sont-ils encore à attendre de pouvoir rentrer dans notre pays ?
R - Nous avons indiqué aux voyageurs, à nos compatriotes qui étaient en déplacement à l’étranger mais qui ne résident pas à l’étranger qu’il était souhaitable qu’ils rentrent. Et depuis quinze jours, grâce aux efforts et à l’action remarquable du centre de crise du Quai d’Orsay, nous avons pu ramener en France, par un certain nombre de vols, dans une situation où il n’y a quasiment plus de relations aériennes commerciales, cent quarante-huit mille Français. Cent quarante-huit mille Français en quinze jours, ce sont des centaines de vols que nous avons en grande partie initiés, en partenariat avec Air France. Nous avons parfois même affrété des vols, pour permettre à nos concitoyens de rentrer et chaque pays, chaque situation était très complexe, donc il a fallu dans chaque cas prendre toute une série de mesures ; parce que les aéroports sont fermés, les lignes, les espaces aériens sont clos. Et donc, il y avait beaucoup de Français qui étaient en inquiétude, en impatience parfois. Mais je crois que chaque cas était étudié le mieux possible par le centre de crise, par les postes et par les consulats.
Il en reste encore quelques milliers, de moins en moins, mais au fur et à mesure qu’on avance, de nouveaux ressortissants français font savoir qu’ils veulent rentrer et qu’ils sont de passage et qu’ils veulent interrompre leur séjour. Ce mouvement est en cours, je pense qu’il a été extrêmement bien mené par les équipes dans les postes et au centre de crise.
Q - Quelques milliers, est-ce que vous pouvez néanmoins préciser un tout petit peu ce chiffre ?
R - Non, parce que vous en avez de nouveau tous les jours et donc lorsqu’il y a quinze jours, nous avions fait une comptabilisation, il y en avait cent trente mille et nous en avons rapatrié cent quarante-huit mille. Donc vous voyez, il y a eu des nouveaux, et de temps en temps certains se manifestent et nous traitons tous les cas, même les plus difficiles.
Il y a encore des difficultés aux Philippines où certains de nos compatriotes sont égarés sur des îles, il y a encore des difficultés au Pérou où certains de nos compatriotes sont dans la montagne, il y a encore des difficultés dans l’Himalaya, précisément, il y a des difficultés encore en Nouvelle-Zélande parce que l’espace aérien et les aéroports sont fermés.
Mais à chaque situation, nous nous mobilisons pour trouver une réponse, ce n’est pas toujours immédiat. Il faut que nos compatriotes prennent leur mal en patience, qu’ils ne soient pas trop irascibles, de préférence, à l’égard de nos collaborateurs qui essaient de faire pour le mieux, mais progressivement nous allons réussir à régler tous les cas.
Q - Monsieur le Ministre, vous avez dit cent quarante-huit mille Français rapatriés, c’est considérable mais ce n’est que la première vague, puisqu’il y a aussi les Français qui vivent à l’étranger ; on voit que le monde est à l’arrêt, il y a de moins en moins de liaisons aériennes. Comment faire pour rapatrier ceux qui voudraient rentrer en France, ceux qui ne peuvent plus rester à l’étranger pour des raisons professionnelles s’ils sont au chômage ou s’ils n’ont plus les moyens de vivre à l’étranger ? Est-ce que vous êtes prêt à faire face à cette deuxième vague ? Il y a environ deux à trois millions de Français qui vivent à l’étranger, c’est un problème qui s’annonce.
R - Oui, les seuls chiffres que vous évoquez montrent l’ampleur du problème. Et à l’égard des expatriés et des résidents français à l’étranger en permanence, de ceux qui ont un chez eux à l’étranger, nous leur disons "restez chez vous dans la mesure du possible" parce que, vous imaginez un mouvement de plus de trois millions de personnes à venir, ce serait littéralement ingérable.
Je pense que beaucoup de nos compatriotes comprennent cette réalité. On leur dit "restez chez vous mais confinez-vous, respectez les règles, respectez les règles que nous mettons en oeuvre en France mais respectez aussi les règles qui sont mises en oeuvre dans les pays concernés."
Cette position est partagée par la plus grande partie des pays de l’Union européenne, même s’il faut veiller à ce que les plus vulnérables se fassent identifier et s’il y a des cas particuliers, il faut les prendre, évidemment, en considération et nos ambassades et nos consulats sont disponibles à cet effet.
Ces Français à l’étranger, c’est une chance pour la France, c’est une chance et c’est une richesse, ils apportent beaucoup de choses à notre image, à notre influence et leur responsabilité, leur dignité est au rendez-vous de leur manière d’agir à l’étranger. Donc, je souhaite les encourager et leur souhaiter cette vigilance nécessaire, mais ce témoignage nécessaire aussi de la force de notre pays dans ce moment difficile.
Q - Monsieur le Ministre, vous êtes, vous-même, un ministre confiné alors qu’habituellement, votre job, c’est d’être un globe-trotter, le chef de la diplomatie française. Or, la France a un rôle à jouer dans cette compétition mondiale qui se joue pour obtenir des masques partout où il y en a. La France en a commandé quatre milliards. Est-ce qu’on les aura ? Est-ce que vous avez les moyens d’affréter les avions et de convaincre les pays qui en ont de les livrer à la France ? Je pense évidemment à la Chine ? Est-ce que vous êtes en mesure de positionner la France suffisamment bien pour que ces masques arrivent ici, là où on en a besoin, en particulier dans les hôpitaux ?
R - Vous avez dit que j’étais confiné, je dois dire que ce ministère était déjà habitué à travailler à distance. Donc, c’est sans doute celui qui s’est mis le plus rapidement à la nouvelle donne internationale. En ce qui me concerne, je suis confiné ici, dans le petit 2 pièces que j’ai dans cette Maison, mais nous continuons l’activité diplomatique parce qu’il n’y a plus de voyages, il n’y a plus de déplacement, il n’y a plus non plus de visiteurs étrangers ; nous utilisons la visioconférence au maximum, nous faisons des réunions de ministre des affaires étrangères en visioconférence.
Nous avons des relations téléphoniques très régulières avec beaucoup de nos partenaires, y compris d’ailleurs avec notre partenaire chinois, avec qui j’entretiens des relations régulières, y compris aussi sur ce que vous appelez la diplomatie des masques. La diplomatie des masques, je pense qu’on en a oublié une partie que je voudrais rappeler à nos téléspectateurs. En fait, au mois de janvier dernier, c’est la France qui a livré des masques à la Chine, au moment de la crise de Wuhan et du Hubei, parce qu’à ce moment-là, la Chine était dans une grosse difficulté. Et la Chine a apprécié cette solidarité puisque, en retour, elle nous a fait don de plus de masques que ce que nous avions donné dans notre envoi.
Par ailleurs, l’Union européenne aussi, à ce moment-là, a soutenu la Chine. Donc, la diplomatie du masque, elle est d’une certaine manière à double sens.
Il s’est trouvé qu’étant donné la crise en Chine, l’appareil de production de masques s’est considérablement développé, et que la Chine ayant passé une nouvelle étape, que par ailleurs la pandémie s’est répandue, aujourd’hui, c’est la Chine l’atelier du monde pour les masques.
Le rôle de la diplomatie française, c’est d’être le porte-parole, l’acteur sur le terrain des commandes qu’organise le ministère de la santé, Olivier Véran. Je suis d’une certaine manière le "courtier d’Olivier Véran ", je fais en sorte que l’on identifie les entreprises chinoises sur leur honorabilité, sur la qualité de la prestation, sur la sécurité de l’approvisionnement, et toutes nos équipes auprès de l’ambassadeur en Chine, entre autres, mais c’est vrai aussi pour d’autres produits dans d’autres pays se sont mobilisés pour que les masques arrivent bien. Je peux vous dire que le pont aérien que nous avons mis en place se déroule et que les masques commandés arriveront après toute une série de vols qui vont s’échelonner d’ici la fin du mois de juin
Q - Jean-Yves Le Drian, le monde est mobilisé, c’est le thème de cette soirée spéciale sur BFM TV. Il y a quelques jours, le président de la République a évoqué une initiative secrète avec le président américain Donald Trump. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus ? Est-ce que la France et les Etats-Unis travaillent ensemble en effet et sur quel sujet ?
R - Le président de la République a des entretiens très nombreux avec beaucoup de chefs d’Etat en ce moment ; il a eu effectivement des entretiens avec le président Trump mais aussi avec le président Xi et avec le président Poutine.
L’intuition du président de la République, c’est que les pays de ce qu’on appelle le P5, c’est-à-dire les pays membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies, doivent prendre des initiatives pour essayer de coordonner l’action des uns et des autres pour lutter contre la pandémie et en même temps d’éviter que cette pandémie n’ait des conséquences sécuritaires graves, parce que cela peut entraîner des instabilités supplémentaires.
Donc l’objectif, c’est de faire en sorte que les cinq membres du Conseil de sécurité puissent parler ensemble, et peut-être, envisager ce que souhaite le secrétaire général des Nations unies avec qui je vais m’entretenir, à la demande du président Macron demain, pour qu’il puisse y avoir une initiative de trêve humanitaire.
C’est un peu difficile à mettre en oeuvre, mais ce chemin-là progresse et c’est une initiative que le président Macron voudrait voir aboutir.
Q - Monsieur le Ministre, est-ce que l’Europe a été à la hauteur de la crise ? Est-ce que l’Europe peut mourir du virus ? On a vu que la présidente de la Commission européenne avait présenté ses excuses à l’Italie, faute d’assistance à pays en danger. C’est quand même une situation extraordinaire. Alors, comment peut-on faire pour que l’Europe soit à la hauteur de cette crise et réponde aux demandes des pays qui en ont besoin ?
R - Je pense que l’Europe a eu du "retard à l’allumage" pour différentes raisons, d’abord parce que sans doute personne n’avait prévu l’ampleur de cette pandémie ; ensuite, parce que ce n’était pas vraiment dans son coeur de compétences ; ensuite, parce qu’il y a eu des tergiversations un peu institutionnelles Et il y avait le fait que les Etats prenaient des initiatives. Bref, il y a eu du retard au départ et l’Italie en a souffert et je comprends l’émotion italienne. Mais, je dois dire que depuis, l’Europe s’est bien rattrapée, d’abord par la solidarité concrète que l’on voit tous les jours, ne serait-ce que parce que maintenant, des malades ou des patients français se font soigner en Allemagne, au Luxembourg, en République tchèque peut-être, voilà des exemples d’une solidarité marquée, concrète, physiquement visible. Ce n’est pas de l’affichage, c’est de la solidarité vécue.
Il y a d’autres formes de solidarité que l’Union européenne a mis en oeuvre, que ce soit la mobilisation considérable de la Banque centrale européenne pour mettre 750 milliards d’euros, pour permettre aux Etats de continuer leurs activités et de soutenir l’activité économique, ne serait-ce que par le fait qu’il a été décidé un effort de recherche considérable pour permettre d’identifier le vaccin, ne serait-ce que parce que la Banque Européenne d’Investissement a décidé d’engager des fonds supplémentaires pour aider les entreprises, ne serait-ce que parce qu’il y a quelques jours la présidente, Mme von der Leyen, a proposé des sommes considérables pour aider les pays à faire face à la crise de l’emploi et au chômage partiel.
Bref, les instruments qui étaient à la disposition de l’Union européenne ont été mobilisés, y compris par la rupture d’un certain nombre de tabous qui étaient considérés comme incontournables, je pense au pacte de stabilité, je pense aux aides d’Etat.
Tout cela a permis un assouplissement et le fait que les règles puissent permettre aux Etats d’agir pour lutter convenablement contre cette pandémie. Mais, il reste à agir pour que personne ne soit oublié et pour que tout le monde aille ensemble dans la relance. À cet égard, le débat porte sur la nécessité d’avoir un fonds spécial, de faire en sorte qu’au cours de cette crise, on identifie un nouveau dispositif pour permettre à tous les Etats européens de repartir, de relancer, de faire en sorte que des filières industrielles puissent être relancées, qu’elles puissent être reprises et que chacun soit mis à égalité lors de cette nouvelle donne.
C’est ce point-là qui va en particulier être discuté demain entre les ministres des finances de l’Eurogroupe. C’est indispensable parce que, sinon, l’Europe passera à côté de la solidarité et à côté de son destin.
Vous évoquiez tout à l’heure le fait qu’il n’y avait plus de leadership manifeste dans le monde ; il faut que l’Europe tienne sa place de puissance, et sans doute pour l’Europe, cette phase, cette crise est un accélérateur de refondation, si je peux m’exprimer ainsi. C’est vrai que l’Europe est face à son destin, mais je pense qu’elle a toutes les cartes pour surmonter cette épreuve et pour être une Europe forte, solidaire, pragmatique, souveraine dans le futur.
Q - Y aura-t-il un nouvel ordre mondial après cette crise ?
R - Ce qu’il faut éviter, c’est qu’après la crise, on considère que nous avons vécu une parenthèse et qu’après la crise, on soit victime d’amnésie et que tout reparte comme avant. Cela, ce n’est pas possible. En fait, on compare souvent la grave crise de la guerre 39-45, et puis maintenant, la nouvelle crise, cette fois pandémique, que nous vivons. Après la guerre de 39-45, les Etats ont décidé de s’unir, de créer des outils pour éviter un nouveau conflit mondial. C’est à ce moment-là qu’on a créé les Nations unies ; on a même créé aussi l’Organisation mondiale de la Santé. C’est à ce moment-là qu’on a lancé ce mot de "multilatéralisme", les Etats qui se mettent ensemble pour un ordre mondial. On a un peu oublié cette période, ces outils-là se sont dégradés au cours des dernières années, et je pense que cette pandémie doit permettre un sursaut, qu’elle doit permettre de revisiter, de refonder la relation que les Etats ont entre eux face à de nouveaux dangers, de nouvelles menaces, de nouveaux enjeux, de nouveaux défis ; c’est ce que l’on appelle les biens publics mondiaux, au coeur desquels il y a la santé et le climat.
Si la communauté internationale, comme l’on dit, ne prend pas en considération cette nouvelle donne, alors, oui, elle aura raté cette période et nous n’aurons pas tiré les leçons de cette pandémie.
Q - Merci beaucoup, Jean-Yves Le Drian, merci d’avoir répondu à nos questions en direct ce soir sur BFM TV./.