Interview de Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, dans le journal Le Parisien, le 13 novembre 2022

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La ministre a accordé cette interview avant son départ au G20, en Indonésie, aujourd’hui dimanche, avec le président de la République. Elle se rendra ensuite au Sommet de l’APEC, en Thaïlande, et au sommet de la Francophonie en Tunisie, pour un retour à Paris le 20 novembre au soir.

Cette crise diplomatique de l’Ocean Viking, est-ce le premier test du gouvernement Meloni à la France ?
C’est une très forte déception sur le fond. L’Italie ne respecte ni le droit international, ni le droit de la mer. La règle est celle du port sûr le plus proche : le navire était près des côtes italiennes. Compte tenu du refus obstiné et du manque d’humanité de l’Italie, nous avons accueilli exceptionnellement le navire. Je tiens à saluer l’élan de solidarité des autres États que nous avons consultés et qui sont onze à avoir indiqué leur intention d’accueillir des migrants sur leur sol.

Est-ce vraiment une surprise de la part d’un gouvernement d’extrême-droite ?
La décision est choquante. Des mécanismes européens d’aides et de répartition de l’effort de solidarité fonctionnent pourtant. Le communiqué où Giorgia Meloni considère en parlant en notre nom, que c’était à la France de les accueillir, entre en contradiction totale avec nos échanges. Ces méthodes ne sont pas acceptables.

Quel avenir pour la relation franco-italienne, la rupture est consommée ?
Il y aura des conséquences si l’Italie persiste dans cette attitude. De notre côté, nous avons suspendu le dispositif de relocalisation de migrants provenant d’Italie et renforcé les contrôles aux frontières franco-italiennes. Il faut rappeler Rome à son devoir d’humanité. En espérant qu’elle comprenne le message.

Sur un autre front, le couple franco-allemand est-il durablement altéré ?
Nous allons travailler à améliorer notre relation. Notre vision partagée en termes de construction européenne nécessite d’être bâtie sur des projets concrets.

Est-ce un problème de mécompréhension entre Scholz et Macron ?
Ils partagent la conviction que la relation entre la France et l’Allemagne est un moteur pour l’Europe. La guerre en Ukraine, la crise énergétique, perturbent nos schémas de pensée mais rien que le dialogue ne puisse résoudre. Lorsque la France et l’Allemagne se mettent d’accord, cela représente souvent le point d’équilibre moyen au sein de l’Union : nous avons cette responsabilité et chacun d’entre nous le sait. Je reçois mon homologue allemande, Annalena Baerbock, le 21 et la Première Ministre, Elisabeth Borne, sera à Berlin, le 25 novembre.

Cela pourrait donner lieu à un symbole, quelque chose de fort pour marquer les 60 ans du Traité franco-allemand de l’Élysée ?
C’est effectivement en discussion avec nos partenaires allemands et l’idée d’une réunion des deux Parlements à Versailles est actuellement évoquée.

Une Allemagne qui se réarme, se tourne parfois vers des équipements extra-européens, cela nécessite une vigilance particulière ?
C’est une bonne chose que l’Allemagne ait décidé d’augmenter sensiblement son budget de défense : les efforts collectifs passent par ceux de chacun. Mais il faut que ces efforts individuels contribuent à leur tour à construire la souveraineté européenne, au plan stratégique comme au plan industriel. C’est dans cet esprit que le projet de bouclier anti-missile doit être conçu. Concernant l’achat d’équipements militaires, nous devons privilégier la préférence européenne. C’est notre conviction et pour nous une priorité afin de renforcer notre autonomie et la souveraineté européenne. La Commission a mis sur la table des textes pour les développer. A nous de les adopter rapidement.

La situation à Kherson est-ce le vrai tournant de la guerre en Ukraine ?
La Russie a fait une erreur en choisissant cette agression. Elle imaginait sans doute casser la résistance du peuple ukrainien, diviser l’Europe : ce n’est pas le cas, et elle a fait un certain nombre d’erreurs stratégiques. Il y a désormais un meilleur équilibre des forces, il serait bon que la Russie reconnaisse qu’elle s’est trompée et qu’elle retire ses soldats du territoire de l’Ukraine.
La libération de Kherson par l’armée ukrainienne, c’est de la joie et des larmes. C’est évidemment une victoire militaire mais aussi symbolique et même psychologique, et surtout c’est une étape vers la restauration de la souveraineté de l’Ukraine.

Un Vladimir Poutine acculé c’est un risque nucléaire accru et envisagé ?
L’ensemble des puissances nucléaires l’ont rappelé en janvier dernier, et la Russie parmi elles : « une guerre nucléaire ne peut être gagnée et ne doit être menée. Ce principe nous lie tous. Je m’en tiens à cela car, dans cette matière, la sobriété est une condition de la crédibilité.

Le contact avec le Président russe est rompu ?
Deux échanges entre Vladimir Poutine et le président de la République ont eu lieu cet été à propos de la centrale ukrainienne de Zaporijia, occupée illégalement par les forces russes, et ont permis la mission de l’AIEA. Je me suis par ailleurs entretenue à cette occasion pour la première fois avec mon homologue russe Serguei Lavrov.
Concernant l’AIEA, je tiens à souligner que c’est grâce à l’action de la France que leur dernière mission a pu avoir lieu en Ukraine et a démontré que les allégations russes sur une « bombe sale » fabriquée par les Ukrainiens étaient mensongères.

Comment interpréter le fait que Vladimir Poutine ne se rende pas au G20 ?
Il est en contact avec certains pays-membres, comme l’Inde et la Chine, et il aurait pu être intéressant de voir l’accueil qui lui aurait été réservé. J’ai souvenir de la réunion ministérielle de juillet où Serguei Lavrov (ministre des Affaires étrangères) s’était retrouvé sans soutien et avait quitté le sommet, isolé. Il a y a une incompréhension croissante sur les choix faits par la Russie par la communauté internationale.
Nous savons bien qu’il ne s’agit pas simplement de l’agression de l’Ukraine par la Russie, et que le monde entier est concerné car, à travers cette agression, c’est la sécurité mondiale qui est remise en cause et les règles internationales de droit qui sont bafouées.

Que peut-on attendre de la conférence internationale pour soutenir l’Ukraine le 13 décembre à Paris ?
Rappelons que c’est une initiative franco-ukrainienne, des présidents Macron et Zelensky. Le but est d’aider la population à tenir cet hiver. La nouvelle stratégie russe de bombardements systématiques des infrastructures d’énergie a des effets et parvient à mettre hors service une partie significative des installations électriques ukrainiennes. La Russie a aussi pour but de casser le moral de la population. Le besoin immédiat est d’aider à la résilience, à la résistance, par des livraisons d’urgence : des générateurs, des appareils de chauffage, des produits alimentaires, de l’eau, des matériels de sécurité civile…
L’objectif est de mieux répondre à ces besoins en coordonnant mieux nos aides nationales. Deuxième objectif : voir si parmi les Etats invités, certains qui ne sont pas prêts à aider l’Ukraine militairement, pourraient l’aider dans son effort de reconstruction et de résilience civile.

À quels pays pensez-vous ?
La Suisse par exemple. Pays neutre, elle ne souhaite pas participer à l’effort militaire mais est déjà engagée dans une aide civile. C’est le genre d’engagement que nous voulons davantage mobiliser. Plusieurs pays du Moyen Orient, notamment du Golfe, seront invités.

Avec la probable prise de contrôle des républicains sur la chambre des représentants craignez-vous un repli du soutien américain à l’Ukraine ?
C’est un sujet trans-partisan. Je ne suis pas particulièrement inquiète.

Trump n’a pas emporté le succès qu’il espérait à ces élections : vous y voyez une bonne nouvelle ?
Les Républicains ont de moins bons résultats que ce qui était anticipé. C’est une élection intéressante mais il est trop tôt pour en tirer des conclusions puisque tous les résultats ne sont pas connus.
Je dirais simplement que si les Européens ne souhaitent pas être tenus en haleine à chaque élection américaine, ils doivent trouver le chemin d’une plus grande autonomie, qui ne signifie pas une plus grande distance à l’égard des États-Unis.

Le président de la République doit-il aller au Qatar pour la coupe du monde de football ?
C’est un évènement sportif, la ministre des Sports s’y rend. Nous avons des relations avec le Qatar, indépendamment de la coupe du monde, et la question se posera surtout en fonction des résultats de l’équipe de France comme c’est traditionnellement le cas pour les compétitions sportives internationales.

En Iran, faut-il soutenir plus fort la contestation civile contre le régime des mollahs ?
Le régime veut faire croire que le mouvement de protestation serait lié à des actions de l’étranger. C’est faux, c’est un mouvement profond. Les femmes et pas seulement les femmes aspirent à une société plus ouverte et à la liberté. Il faut soutenir leurs aspirations, comme l’a fait le Président de la République en recevant vendredi de jeunes Iraniennes, et condamner la répression brutale qui s’abat sur les manifestants pacifiques.

En sanctionnant le régime ?
Plusieurs trains de sanctions ont été pris. Nous avons demandé, au niveau européen, de nouvelles sanctions qui vont viser une trentaine de responsables de la répression. Cela devrait être finalisé demain par les ministres à Bruxelles.

Téhéran se livre à une politique d’otages contre la France, cinq ressortissants sont détenus. Comment avance cette affaire ?
Nous demandons leur libération immédiate et l’accès à la protection consulaire, c’est-à-dire le droit de visite consulaire à nos ressortissants. Mon homologue iranien, avec qui j’ai eu une conversation longue et difficile, a pris l’engagement de respecter ce droit d’accès. J’attends maintenant qu’il soit concrétisé.

La libération de ces cinq Français pourrait être proche ?
Nous avions des inquiétudes sur deux autres compatriotes et il ressort des dernières vérifications faites qu’ils sont également détenus. Il est plus important que jamais de rappeler à l’Iran ses obligations internationales. Si son objectif était de faire du chantage, ça ne doit pas fonctionner. C’est la mauvaise façon de s’y prendre avec la France.

C’est le centre de crise du Quai d’Orsay qui est mobilisé ?
Oui, en partie, et je suis très fière de l’action du centre de crise et de soutien de mon ministère qui est devenue d’autant plus essentielle face à la multiplication des crises de toute nature.
En Ukraine, dans les semaines qui ont suivi le déclenchement de la guerre, alors qu’aucune action militaire française n’était possible sur le terrain, nos agents ont aidé plus de 1.400 Français à quitter le pays. Parfois au péril de leur vie, car nos agents étaient en Ukraine pour coordonner les départs des Français. En Afghanistan, au moment de la prise de Kaboul par les Talibans, ils sortaient de l’enceinte sécurisée de l’aéroport pour aller chercher nos compatriotes. C’est aussi le centre de crise qui coordonne les opérations de rapatriement au bénéfice des mineurs français détenus dans les camps du Nord-Est syrien. Cette équipe gère aussi nos actions humanitaires et de stabilisation partout dans le monde. Pour prendre un exemple récent, nous nous sommes associés, pas plus tard que jeudi dernier, au Prix Nobel de la Paix 2018, Nadia Murad, pour agir en Ukraine en faveur des survivants des violences sexuelles perpétrées lors de l’agression russe. Les actions du CDCS sont trop souvent méconnues alors qu’elles sont fondamentales.