Entretien d’Anne-Claire Legendre (Paris, 23 février 2023)

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Q - Place à notre invitée exceptionnelle dans « Rfi Soir ». A la veille du premier anniversaire de l’invasion russe en Ukraine, la porte-parole du ministère français de l’Europe et des affaires étrangères est en studio avec nous. Bonsoir Anne-Claire Legendre.

R - Bonsoir.

Q - Alors, les dirigeants occidentaux se pressent à Kiev, à l’approche de cette date anniversaire, lundi, c’est le président américain, Joe Biden, qui était dans la capitale ukrainienne, mardi, la Première ministre italienne, Giorgia Meloni, aujourd’hui, le Premier ministre espagnol Pedro Sanchez. Mais pas d’Emmanuel Macron. Le président français n’a pas été invité à Kiev ?

R - Je tiens à rappeler que le Président Emmanuel Macron s’est déjà rendu à Kiev, il y était dès juin ; c’était la marque de notre soutien et nous l’avons marqué très tôt en préparant cette visite que le Président de la République a effectuée, notamment avec son homologue allemand. Je vous rappellerais que c’est cette visite qui avait permis de débloquer la question de la candidature de l’Ukraine à l’Union européenne.

Q - Mais depuis le mois de juin, il n’est pas revenu dans la capitale ukrainienne, Emmanuel Macron.

R - Depuis le mois de juin, il y a eu beaucoup de visites ministérielles. Je vous rappelle que Mme Colonna s’est rendue quatre fois en Ukraine, elle était à Odessa il y a encore quelques semaines de cela. Cet après-midi, Mme Rima Abdul Malak, notre ministre de la Culture était à Kiev. Donc, je crois que personne ne doute du soutien politique de la France à l’Ukraine aujourd’hui.

Q - La semaine dernière, lors de la Conférence de Munich sur la sécurité, justement, ce même Emmanuel Macron a dit à nouveau qu’il souhaitait la défaite de la Russie, mais « sans l’écraser ». Pourquoi cet entêtement à vouloir ménager la Russie ?

R - Il n’y a aucune volonté de ménager la Russie. Notre volonté, aujourd’hui, elle est d’intensifier et d’accélérer notre soutien à l’Ukraine, c’est ce qu’a martelé le Président de la République. Il a indiqué que la Russie ne devait pas, et ne pouvait pas gagner. Il s’agit évidemment d’aider l’Ukraine en défense, en légitime défense, puisque c’est ce que nous faisons, aider un pays qui aujourd’hui défend son propre territoire et son intégrité territoriale.

Q - Mais pourquoi toujours ces mots, « ne pas écraser la Russie, ne pas humilier », en quoi est-ce que c’est important d’ajouter cela à chaque fois ?

R - Le Président de la République l’a expliqué, il y a aujourd’hui un moment qui n’est pas celui du dialogue, qui est celui des armes. A cet égard, nous soutenons l’Ukraine. Et il y aura un jour, un moment, quand les Ukrainiens le décideront, qui sera le temps de la négociation. C’est à cet égard qu’il faudra alors intégrer la possibilité de discuter avec Moscou. Vous savez qu’il a tenu depuis le début de cette guerre à pouvoir maintenir ouvert un canal de discussion avec le président Poutine.

Q - En tout cas, se projeter sur de futures discussions après la guerre, ce n’est pas du tout la position, par exemple, de la Pologne, des États baltes. Est-ce qu’il n’y a pas un risque de division avec cette position de la France au sein de l’Union européenne ?

R - Il n’y a aucune division. Ce que vous voyez aujourd’hui et c’est, je crois, c’est ce que vraiment a manifesté la Conférence de Munich, c’est une unité parfaite des Européens et des Alliés dans le soutien que nous apportons aujourd’hui à l’Ukraine. Nous espérons qu’aujourd’hui, à New York, cette unité soit aussi celle de la communauté internationale et que la Russie se trouve isolée, comme elle s’est déjà trouvée, à l’Assemblée générale des Nations unies, avec la communauté internationale quasi unanime à condamner cette agression illégale.

Q - On va évoquer évidemment la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU ce soir. Mais vous ne craignez pas que la France se discrédite auprès de ses homologues européens ? Il y avait l’occasion peut-être avec ce conflit, pour Emmanuel Macron, pour la France en général, de s’affirmer en tant que leader de l’Europe. Est-ce qu’on ne passe pas un petit peu à côté de cette occasion-là ?

R - Absolument pas. Je vous rappellerais le début du conflit : vous vous souvenez que nous avons exercé pendant six mois la présidence de l’Union européenne, et c’est à cette occasion qu’on a fixé finalement cet agenda européen qui s’applique toujours aujourd’hui. Cet agenda européen, il est triple. Il est, un, de soutenir l’Ukraine et, ce faisant, aussi de sanctionner la Russie et cet effort a été sans précédent au sein de l’Union européenne. Ensuite, il a été de devenir plus autonome pour l’Union européenne vis-à-vis de la Russie. Cet agenda de Versailles, qui a été précisément défini avec le Président de la République autour de ses homologues européens, ça a été de définir une indépendance énergétique vis-à-vis de la Russie, de définir une capacité de défense. Toutes ces actions-là, elles se sont faites évidemment en coordination avec tous nos partenaires européens, mais à l’initiative de la France, comme présidence de l’Union européenne.

Q - Quand vous entendez les voix discordantes de la Pologne, par exemple, ça vous inspire quoi ?

R - Nous avons évidemment des discussions avec tous nos partenaires, nous n’avons pas tous exactement la même appréciation de la façon de voir ce conflit en ce moment. Mais notre politique est unie, et la cohésion de l’Union européenne, je pense que, c’est le message principal, n’a jamais été aussi forte.

Q - Vous avez l’impression que l’Union européenne s’est renforcée, avec la France en première ligne, vous avez ce sentiment-là avec cette guerre en Ukraine, ce conflit-là ?

R - On a vraiment le sentiment que l’Europe s’est affirmée à l’occasion de cette guerre comme un acteur géopolitique plein et entier. Je veux en prendre pour exemple que c’est la première fois dans son histoire que l’Union européenne a quelque part « arsenalisé » sa puissance commerciale, puisque nous n’avions jamais adopté des paquets de sanctions de cette nature et de cette ampleur contre un seul pays. C’était utiliser pour la première fois de notre histoire une capacité commerciale pour en faire un instrument géopolitique. Le deuxième point, je pense que c’est sur les questions de défense européenne. On sait bien que la France avait poussé depuis très longtemps pour cette question d’autonomie stratégique, de souveraineté européenne en matière de défense, que cette question faisait débat au sein de l’Union européenne. Aujourd’hui, on voit qu’il n’y a plus de débat, et que tous ces tabous qui finalement existaient par le passé sur le fait que l’Union européenne puisse finan cer des équipements de nature létale, sur le fait qu’un certain nombre de pays de l’Union européenne étaient restés neutres, tous ces tabous ont été levés au cours de cette dernière année de conflit. Ces idées que nous avions essayé d’infuser dans l’Union européenne depuis quelques années, elles ont trouvé une traduction face à la menace qui s’est révélée avérée de la Russie.

Q - Alors, justement, pour évoquer cette aide militaire, il y a eu la livraison de chars, il y a quelques semaines qui a été autorisée. Désormais, se pose la question des avions. C’est la demande du président ukrainien Volodymyr Zelensky. Quelle est la position de la France sur ce sujet ?

R - La position de la France est très claire, le Président l’a dit, il n’y a aucun tabou, donc rien n’est exclu. A ce stade, ce que nous recevons comme demandes prioritaires exprimées de la part des Ukrainiens, ce sont des demandes de deux ordres qui permettent de répondre à la menace qui est en cours actuellement. C’est une demande en matière d’artillerie, et vous savez qu’à cet égard nous avons renforcé significativement notre apport en matériel puisqu’il y a 12 nouveaux canons Caesar qui seront livrés très prochainement à l’Ukraine, et par ailleurs 14 autres qui ont été coordonnés avec le Danemark. Et deuxième besoin, c’est la défense aérienne, puisque vous savez que les villes ukrainiennes font l’objet de frappes de la part de la Russie sur des infrastructures civiles. Et nous avons annoncé l’envoi de nouveaux types de matériels, avec une batterie SAMP/T Mamba, de nouveaux missiles, et surtout cet engagement qui a été pris de renouveler le stock en matière de défense a ntiaérienne dans la mesure des besoins ukrainiens.

Q - Et les chars Leclerc, est-ce qu’ils peuvent être livrés à l’Ukraine ?

R - Aujourd’hui, nous livrons des chars AMX-10 RC et vous savez que nous sommes les premiers à avoir pris cette décision qui a ensuite entraîné ce débat qui a amené d’autres pays à prendre la décision de livrer des chars lourds. Nous nous en félicitons. C’est un mouvement dont avaient besoin les Ukrainiens, et les chars français seront livrés dès cette semaine en Ukraine.

Q - Alors, vous avez évoqué la défense européenne qui était une belle idée qui devient de plus en plus concrète avec tout cet apport, toute cette organisation, mais est-ce qu’il n’y a pas de plus en plus le risque de, eh bien, déshabiller les budgets militaires nationaux, notamment celui de la France en premier lieu ?

R - C’est l’inverse qui se passe. On vient de voter une nouvelle loi de programmation militaire qui permet de rehausser à 2% du PIB la dépense militaire française. Et ça, c’était une demande qui a été faite aussi dans le cadre de l’OTAN. Donc, au contraire, on voit à la fois un effort se faire de tous les États membres pour renforcer leurs capacités de défense, mais aussi renforcer leur industrie de défense. Et ça, c’était un propos qu’a porté le Président de la République, notamment à la conférence de Munich, en disant que nous avions besoin d’accélérer et de développer une économie de guerre aujourd’hui pour pouvoir apporter des munitions qui sont demandées de façon urgente par les Ukrainiens. Et par ailleurs, il y a un effort qui est fait dans le cadre européen. Aujourd’hui, ce sont 3,5 milliards d’euros de dépenses européennes qui sont faites vis-à-vis de l’Ukraine pour soutenir ses besoins d’équipement. Et ça, ça n’avait jamais été fait par l’Union européenne auparavant.

Q - La France est dans une économie de guerre aujourd’hui ?

R - La France développe une économie qui permet de soutenir l’effort de guerre ukrainien. Cela nécessite en effet pour nos industriels d’accélérer leurs capacités de production. Je ne suis pas le porte-parole du ministère des Armées, mais c’est un effort qui a été fait avec nos industriels en effet.

Q - Aide à l’Ukraine, sanctions envers la Russie, le dixième train de sanctions qui va bientôt être adopté en tout cas au niveau européen. L’économie russe ne s’est pas effondrée, le PIB russe s’est contracté de 2,2% en 2022 selon le Fonds monétaire internationale. Est-ce qu’aujourd’hui, les sanctions sont toujours adaptées ? Est-ce qu’elles vont continuer à être adaptées selon vous ?

R - Il y a plusieurs points. Tout d’abord, on n’est pas certains que ces chiffres soient avérés. Aujourd’hui, il y a très peu de transparence en Russie, donc il faut prendre les chiffres russes avec beaucoup de prudence. Ce que nous savons de l’économie russe aujourd’hui, c’est qu’elle se trouve dans une forme de paralysie productive. Par exemple, son industrie automobile s’est complètement écroulée. Pourquoi ? Parce qu’elle n’a plus accès du fait des sanctions à toute une série de composants technologiques. Et ça, c’est quelque chose que nous allons encore renforcer dans le cadre du dixième paquet de sanctions qui est en cours de discussion et qui devrait être adopté. Toute une partie de son industrie ne peut plus aujourd’hui fonctionner sans ces composants qui ne peuvent pas être achetés ailleurs qu’en Occident. Il y a toute une part de cette technologie qui est non substituable. Le deuxième point, c’est qu’il n’y a plus d’investissement en Russie. L’économie russe est e n fait en train de prendre un retard de 20 ans par rapport à sa trajectoire, puisqu’il n’y a plus d’investissements extérieurs et que la Russie elle-même doit dépenser toutes les ressources qu’il lui reste à défendre un effort de guerre. Pour la première fois, vous noterez, on voit un déficit budgétaire se faire en Russie. Ils sont en train de manger leurs réserves. On voit bien que cet effort, il porte, évidemment il n’est pas immédiat, mais il est en train d’être renforcé puisque nous avons adopté et nous avons mis en oeuvre le dernier embargo sur le pétrole le 5 février. Vous voyez, c’était très récent. Et ça, ça va être sans doute la mesure la plus impactante pour l’économie russe.

Q - Donc, demain, le premier anniversaire de l’invasion russe, les sanctions doivent continuer ?

R - Absolument. Les sanctions doivent continuer et notre objectif encore une fois, c’est qu’elles jouent sur cette économie de guerre russe pour faire en sorte que le président Poutine change ses plans et revienne à un comportement responsable.

Q - Dernier point, Anne-Claire Legendre, le point diplomatique. Ce soir, l’Assemblée générale, vous y avez fait référence, de l’ONU doit se prononcer sur une résolution réclamant à nouveau un retrait immédiat des troupes russes. Est-ce que vous craignez qu’il n’y ait pas l’écrasante majorité qui est réclamée par Kiev ? Et est-ce que vous inquiète du positionnement des pays du Sud ?
R - Au contraire, les discussions que nous avons pu mener à l’Assemblée générale des Nations unies, depuis ces dernières semaines, sur ce projet de résolution qui, je le rappelle, est ukrainien, ont permis de constater que nous nous rassemblions sur les principes fondamentaux du droit international. L’intégrité territoriale, la souveraineté, c’est un principe que tous les États du monde presque souhaitent voir perdurer, parce qu’évidemment, il y a une question de précédent. Si jamais on ouvre cette boîte de Pandore, il n’y a plus d’ordre international, il n’y a plus de sécurité et de souveraineté pour tous les États. Et ce principe-là est bien compris de tous. Donc nous espérons que ce soir encore, la Russie se trouve très isolée à l’Assemblée générale des Nations unies.

Q - Des interrogations sur le positionnement en Afrique, en Amérique latine ?

R - Nous avons conduit toute une série de démarches, et ce que nous avons pu voir, c’est que nos partenaires sont très réceptifs à cette question de la souveraineté. Donc ce n’est pas une question qui se pose seulement en Europe, c’est une question qui est pertinente, et vous savez mieux que moi que la question des frontières en Afrique est particulièrement sensible et que toute remise en cause de la souveraineté serait d’ordre très déstabilisateur pour le continent africain.

Q - Est-ce que vous êtes inquiète, ce sera ma dernière question, du rapprochement entre la Russie et la Chine ? Vladimir Poutine, hier, le président russe, a reçu le plus haut diplomate chinois à Moscou. Il y a des possibles livraisons d’armes létales chinoises à la Russie qui sont évoquées. On parle d’un plan de paix chinois qui sera présenté prochainement à la Russie. Qu’est-ce que ça vous inspire, cela ? Ça vous inquiète ?

R - Vous avez entendu l’Union européenne indiquer qu’il serait évidemment inacceptable d’avoir des livraisons à la Russie. Aujourd’hui, la Russie est un État qui viole de façon éhontée les principes des Nations unies et la Charte des Nations unies. Toute livraison à cet État est inacceptable par principe. Nous sommes donc évidemment extrêmement vigilants à cet égard. Vous savez que M. Wang Yi était également à Paris, il y a quelques jours, et la Ministre a pu discuter de façon très approfondie du conflit ukrainien. Ce que nous attendons de la Chine, c’est qu’elle joue un rôle constructif, celui de membre permanent du Conseil de sécurité, qui est le sien, qui est sa responsabilité, et qu’elle puisse porter à la Russie les messages de responsabilité et, justement, de respect des principes fondamentaux du droit international.

Q - Vous ne craignez pas qu’elle entre véritablement en guerre, en tout cas qu’elle aide, qu’elle franchisse une ligne rouge dans ce conflit en faveur de la Russie ?

R - Nous avons eu l’occasion de dire que c’était inacceptable, donc nous serons vigilants sur ce point.

Q - C’est noté. Merci Anne-Claire Legendre, porte-parole du ministère de l’Europe et des affaires étrangères.

R - Merci à vous.