Ukraine - Entretien de Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, publié par le journal « Kyiv Independent » (Kiev, 24 février 2023)

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Q - Après que la Russie ait lancé invasion en l’Ukraine, la France avait toutes les ressources pour diriger l’Europe et être le fer de lance de la réponse à l’invasion. Au lieu de cela, Paris a fourni moins d’aide militaire à l’Ukraine que l’Allemagne et a été critiquée pour avoir tenté d’apaiser la Russie. Pourquoi la France a-t-elle adopté une position "molle" à l’égard de la Russie et pensez-vous qu’il s’agisse d’une erreur historique ?"

R - J’ai un autre diagnostic. C’est sous Présidence française du Conseil de l’Union européenne qu’une réaction rapide des vingt-sept a vu le jour dès février et que cette unité ne s’est jamais démentie. Je tiens également à souligner le rôle joué par la France pour que l’Ukraine se voit reconnaître le statut de candidat pour son entrée dans l’Union européenne. Le président Macron avait d’ailleurs effectué un déplacement hautement symbolique à Kiev avec Mario Draghi et Olaf Scholz en juin, la veille du jour où la Commission européenne devait faire connaître sa décision.

Le président Zelensky a remercié le Président Macron a de nombreuses reprises et il l’a refait quand il a été reçu à Paris le 8 février lors de sa très chaleureuse visite.

Par ailleurs, vos dirigeants politiques et militaires soulignent la qualité des équipements qu’ils reçoivent, spécifiquement dans les domaines les plus sensibles : artillerie avec les canons Caesar, défense aérienne avec le Crotale et bientôt le SAMPT. De nouveau, c’est la France qui a décidé la première de livrer des blindés à l’Ukraine. Ils arriveront cette semaine et à un moment crucial.

Dans les autres domaines, il en va de même. Les enquêteurs français ont été les premiers à venir dès le mois d’avril dernier, pour aider leurs collègues ukrainiens sur le terrain, dans les villes libérées de l’occupation russe comme Boutcha ou Izioum. Nous avons livré des équipements de pointe pour appuyer les enquêtes à documenter les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité.

Et enfin, sur l’aide d’urgence, c’est bien à Paris que s’est tenue la conférence internationale du 13 décembre qui a débouché sur des livraisons très rapides de matériel et d’équipement à la population ukrainienne pour l’aider à passer l’hiver malgré les bombardements russes contre les installations civiles.

Pour ma part, je me suis déjà rendue en Ukraine à quatre reprises et je suis allée à Odessa en janvier, le jour même d’une nouvelle vague de bombardements russes, et j’y ai une fois de plus exprimé, comme le Président Macron, notre totale solidarité et notre soutien à l’Ukraine. L’agression russe doit échouer et nous aidons l’Ukraine dans ce but.

Q - Quels sont les projets futurs pour soutenir l’Ukraine dans le conflit en cours, et dans quelles mesures la France peut s’engager durablement pour défendre la souveraineté de l’Ukraine ?

R - Nous sommes prêts à un soutien dans la durée, personne ne doit en douter. Dans les semaines qui viennent, nous voulons aider l’Ukraine à mettre en échec les offensives russes. Nous avons ainsi annoncé de nouvelles livraisons de missiles de défense aérienne pour protéger vos villes, de nouveaux canons Caesar, et le Danemark se joindra également à nous ce qui représente un total de trente canons. Les chars AMX sont partis de France après que vos personnels aient été formés à leur utilisation.

Dans le domaine civil, les livraisons annoncées lors de la conférence de Paris ont été acheminées en Ukraine. Il s’agit de générateurs de très grande capacité, de transformateurs, de millions d’ampoules LED pour réduire la consommation électrique et donc rendre votre système électrique plus résilient.

Q - Comment collaborez-vous avec l’OTAN pour faire face à l’invasion russe en Ukraine, et quelle est votre position sur l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN ?

R - L’Alliance atlantique est une alliance défensive. Nous en sommes un membre actif et avons donc un rôle important à jouer en son sein.

Nous participons avec d’autres au renforcement du flanc est de l’Alliance, nous avons déployé mille hommes en Roumanie, appuyés par des contingents belges et néerlandais et nous avons également des troupes dans les pays Baltes, dans le cadre de la présence avancée de l’OTAN. Par ailleurs, en Pologne, nos avions de chasse participent à la police du ciel.

Quant à l’adhésion de l’Ukraine, rappelons que chaque État doit être libre de choisir ses alliances. Ce qui est certain c’est que la politique de la porte ouverte n’est pas remise en cause et que nous n’avons aucun tabou. Mais pour le moment la priorité est autre : il faut aider l’Ukraine à gagner cette guerre. Et à l’issue de cette guerre il faudra garantir la sécurité de l’Ukraine dans le long terme, afin qu’elle ne puisse plus être agressée. Le sommet de Vilnius, en juillet, nous permettra d’aborder tous ces sujets.

Q - Quel type d’aide humanitaire est fourni à l’Ukraine et dans quelle mesure a-t-elle été efficace pour répondre aux besoins de la population touchée par le conflit ?

R - Une aide humanitaire massive : des générateurs, de l’alimentaire, des ampoules LED, du matériel de déminage, des ponts mobiles, des enquêteurs, le soutien aux journalistes ukrainiens, les soins prodigués en France à des enfants ukrainiens touchés par des maladies graves. Notre aide humanitaire à elle seule représente d’ores et déjà autour de 300 millions d’euros et s’ajoute à l’aide considérable de l’Union européenne dont nous sommes membres. Cette aide, je peux vous assurer qu’elle se poursuivra.

Surtout, je suis touchée qu’elle soit le fait non seulement du gouvernement mais aussi des entreprises, des collectivités territoriales et des particuliers qui se sont montrés d’une grande solidarité.

J’ai donné le départ, en septembre, à Marseille au « Bateau pour l’Ukraine » qui a acheminé mille tonnes d’aide, cette opération est emblématique mais au total, c’est plus de 40 opérations, qui représentent au total environ 3000 tonnes de matériel, qui ont été réalisées par le Centre de crise et de soutien du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères depuis le 24 février.

Jour après jour, la Russie lance des missiles et des drones sur les civils et chacune de ces attaques constituent des crimes de guerre. La lutte contre l’impunité est un impératif car il n’y a pas de paix durable sans justice. Nous ferons tout pour que les responsables soient identifiés et traduits en justice.

Q - Quelle est la position actuelle de la France sur l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, et comment cette position a-t-elle évolué depuis le début du conflit en Ukraine ?

Quand pensez-vous que l’Ukraine pourra intégrer l’Union européenne ? Est-ce possible dans 5 ans ?

R - Comme je vous le disais, la Présidence française du Conseil de l’Union européenne a joué un rôle clef sur l’octroi du statut de candidat à l’Ukraine et l’engagement du Président a été total. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, la politique d’élargissement de l’Union européenne est entrée dans une nouvelle ère.

L’Union Européenne est une famille soudée, avec des règles très rigoureuses qui sont aussi un gage de sa solidité. L’adhésion est donc un chemin exigeant, pour tous les pays qui veulent rejoindre l’Union européenne mais au bout de ce chemin, il y aura une Ukraine plus forte et aussi une Europe renforcée par l’Ukraine.

Q - Quels sont les avantages et les inconvénients potentiels de l’adhésion de l’Ukraine à l’Union européenne, et comment analysez-vous ces facteurs ?

R - L’objectif européen de l’Ukraine est dans l’intérêt stratégique de l’Ukraine et dans celui de l’Union européenne. On sait que le processus d’adhésion demande la reprise de ce qu’on appelle « l’acquis communautaire ». La cohésion et l’efficacité de l’Union européenne en dépendent.

Mais bien avant l’adhésion, l’Ukraine pourra bénéficier de son rapprochement avec l’Union européenne : l’intégration graduelle aux politiques européennes, ainsi qu’au marché européen apporteront des bénéfices. De plus, le but de la Communauté politique européenne est de permettre des coopérations concrètes dans des domaines variés tels que l’énergie ou les infrastructures.

Q - Quelles sont les principales réformes que l’Ukraine doit encore mettre en œuvre pour répondre aux critères d’adhésion à l’UE, et comment la France peut-elle contribuer à soutenir ces réformes ?

R - Ce point est très clair puisque la Commission européenne les a précisément énoncées dans le cadre de son avis du 17 juin 2022. Il y a sept recommandations prioritaires, qui touchent à des domaines fondamentaux comme la réforme de la justice, la lutte contre la corruption, l’indépendance des médias ou encore les droits des personnes appartenant à des minorités. Nous savons que sur tous ces sujets, malgré la guerre d’agression russe, les efforts menés par les autorités ukrainiennes pour mettre en œuvre les réformes demandées sont remarquables. Je veux les saluer. La France peut apporter son expertise pour faire avancer beaucoup de ces sujets.

Q - Quelle est votre position sur la question de la justice pour les Russes impliqués dans les crimes de guerre. Quelles mesures le gouvernement français pourrait prendre pour s’assurer que ces personnes soient tenues responsables de leurs actes ? Est-ce que la France soutient la création d’un tribunal spécial pour juger les Russes impliqués dans les crimes de guerre ?

R - Nous luttons résolument contre l’impunité des crimes de guerre et contre l’humanité commis par la Russie et nous apportons une aide concrète à l’Ukraine en ce sens. Nous soutenons la justice ukrainienne comme la justice internationale.

Sur le terrain, nous avons déployé des enquêteurs à Boutcha et à Irpin, dès le mois d’avril, et pendant plusieurs semaines. De nouveau, à Izioum, nous avons été les premiers à nous déployer avec nos partenaires ukrainiens. Le don de deux laboratoires mobiles d’analyse ADN permet d’accélérer l’identification des victimes.

Nous avons également détaché des enquêteurs auprès de la Cour Pénale Internationale, qui aura aussi un rôle majeur à jouer dans l’établissement des responsabilités russes et pourra remonter la chaine des responsabilités bien au-delà des simples exécutants.

Enfin, nous faisons partie du groupe de pays qui réfléchit avec l’Ukraine à la manière de faire juger les responsables de l’agression russe contre l’Ukraine. Nous le faisons dans une très grande confiance, avec des juristes de grande qualité de part et d’autre, afin de trouver un dispositif qui puisse recueillir le soutien de la communauté internationale.

Q - Selon vous, dans quelle mesure les sanctions économiques ont-elles été efficaces pour ralentir l’agression russe en Ukraine ?

R - L’objectif des sanctions est d’entraver l’effort de guerre de la Russie et cet objectif est atteint.

Les 10 séries de sanctions adoptées par l’Union européenne visent à dégrader les capacités militaires russes et affectent l’industrie d’armement. Elles perturbent les exportations et les approvisionnements. Des centaines de milliards de dollars russes ont été gelés. La Russie doit puiser dans ses réserves financières et ses rentrées monétaires faiblissent, car l’Europe a su se passer de son pétrole et de son gaz. La France, je vous le rappelle, était très peu dépendante sur ce point par rapport à la plupart des autres pays européens. Mais désormais c’est l’ensemble de l’Europe qui a su agir rapidement pour suivre le chemin de la souveraineté énergétique.

Q - Quel rôle la France joue-t-elle dans la coordination des sanctions européennes contre la Russie ?

R - C’est un travail que nous menons en coordination étroite et constante avec nos partenaires européens. La France a joué un rôle actif dans l’adoption des différents paquets de sanctions.

Ainsi, cette semaine, j’ai proposé de placer sous sanctions des responsables et entités liés au groupe Wagner pour toucher la galaxie Prigojine. Nous continuons de mettre la pression sur Wagner qui commet des crimes de guerre sur le sol ukrainien, mais aussi en Afrique d’où il tire des ressources, par les pillages qu’autorisent les régimes autoritaires qui dépendent de lui pour leur maintien au pouvoir.

Q - Pourquoi l’UE met-elle autant de temps à imposer des sanctions supplémentaires ? Est-ce que vous estimez que les sanctions actuellement imposées ne sont pas suffisantes, et que l’économie russe est plus résiliente parce que l’UE a été trop lente à agir au début du conflit ?

R - Les dirigeants européens se sont réunis le jour même et ont décidé de prendre des sanctions contre la Russie. Nous en sommes aujourd’hui à la dixième série de sanctions. On ne peut pas parler de lenteur quand on voit ce calendrier !
Nous voyons les résultats de ces sanctions de manière très concrète aujourd’hui : la Russie est en récession, son industrie est désorganisée, les sanctions sur les nouvelles technologies, notamment les semi-conducteurs, touchent directement l’industrie d’armement. Les sanctions prises en matière bancaire, interdisant l’accès à SWIFT, limitent de manière radicale les capacités de financement de cette guerre.

Q - Comment pensez-vous que cette guerre peut se terminer ?

Elle se terminera avec la victoire de l’Ukraine, il n’y a pas d’autre scénario possible : la Russie ne peut ni ne doit gagner cette guerre et l’agression russe doit échouer, comme l’a redit le Président de la République vendredi, parce qu’on ne peut pas accepter la légitimation du recours illégal à la force, parce que sinon c’est toute la sécurité européenne et plus généralement la stabilité mondiale qui serait mise en danger. C’est le même message que je porte à New York, à l’Assemblée générale des Nations unies avec une résolution adoptée à une large majorité, comme au Conseil de Sécurité aujourd’hui.

Q - Pensez-vous qu’elle pourrait se terminer bientôt, et voyez-vous des options potentielles pour y mettre fin cette année ?

R - Nous sommes prêts à faire ce qu’il faut pour soutenir l’Ukraine, le temps qu’il faudra. La France et les pays membres de l’Union européenne doivent réinvestir massivement dans leur défense et intensifier leurs efforts de production pour aider l’Ukraine à repousser l’invasion russe. C’est ainsi que l’Ukraine pourra se défendre, résister et recouvrer sa souveraineté."