Ukraine - Entretien de Catherine Colonna, ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, publié par le journal « Novaïa Gazeta » (Paris, 24 février 2023)

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Q - "Madame la Ministre, un an s’est écoulé depuis le début de la guerre russe à grande échelle contre l’Ukraine. Il est évident que les appréciations sur l’évolution de ce conflit, appréciations portées entre autres par les autorités françaises, ont évolué au fil des mois - de la quasi-certitude que la guerre pourrait être évitée (après la visite du président Macron à Moscou et à Kiev en février 7-8, 2022) - par une quasi-confiance dans la victoire imminente des agresseurs russes - aux assurances que la France et les alliés soutiendront l’Ukraine jusqu’à la victoire.

Quelle est votre évaluation à ce jour :

  • Combien de temps cette guerre peut-elle encore durer ?
  • Quels moyens et recours voyez-vous pour y mettre fin le plus rapidement possible ? Quels sont vos espoirs en ce sens : non seulement que la Russie soit contrainte de négocier suite à une défaite militaire (d’ailleurs, est-ce possible compte tenu de la position de Poutine prêt à sacrifier les vies des autres jusqu’à la victoire ?), mais aussi suite à des pressions extérieures - notamment de la Chine (aviez-vous un tel espoir après le récent entretien avec votre homologue chinois ?).

R - Il y a un an, la Russie s’est engagée dans une agression brutale, illégale, injustifiée et injustifiable, en violation complète des principes fondamentaux de la Charte des Nations unies envers laquelle son statut de membre permanent du Conseil de sécurité lui impose pourtant une responsabilité particulière.
Les implications de cette agression sont fondamentales, pour l’Ukraine bien sûr, mais également pour l’Europe et pour le monde. Ce sont les règles qui définiront notre sécurité et les relations internationales dans les décennies à venir qui sont en jeu.

L’Ukraine résiste de manière admirable depuis un an. Le courage des Ukrainiens et des Ukrainiennes fait notre fierté à tous. Le coût, humain, économique, politique, stratégique de cette agression pour la Russie, rapporté aux gains territoriaux qu’elle en a retirés jusqu’à présent, est suffisamment défavorable pour que l’on puisse d’ores et déjà estimer que cette dernière a échoué.

Il est désormais essentiel de mettre l’Ukraine en position de faire reculer la Russie pour qu’elle comprenne qu’elle s’est engagée dans une impasse. Notre soutien à l’Ukraine pour rétablir sa souveraineté ne faillira pas.

Il est possible que la sortie du conflit nécessite une négociation. Mais ce sera aux Ukrainiens, et aux Ukrainiens seuls, de déterminer les conditions dans lesquelles ils souhaiteront s’y engager. Nous serons à leurs côtés à ce moment, comme nous le sommes aujourd’hui, pour nous assurer qu’ils puissent aborder ces éventuelles négociations en position de force.

Q - Jusqu’où la France est-elle prête à aller dans son soutien à l’Ukraine ? « Les lignes rouges » se réduisent, peuvent-elles encore bouger si les dirigeants russes persistent dans leur volonté de poursuivre cette guerre monstrueuse ? Y a-t-il des limites ? Dans quelle mesure évaluez-vous sérieusement les menaces régulièrement proférées depuis Moscou concernant la possibilité d’utiliser l’arme nucléaire et freinent-elles la France en matière d’assistance à l’Ukraine ? Va-t-on bientôt apprendre la livraison d’avions français et peut-être de chars lourds Leclerc à l’Ukraine ?

R - Comme le Président de la République l’a rappelé à maintes reprises, et je l’ai encore fait lors de mon quatrième déplacement en Ukraine, récemment, à Odessa, le soutien de la France à l’Ukraine sera total jusqu’à ce que nous assurions la défaite de l’agression russe. En matière de livraison de matériel militaire, notre logique est de faire primer l’efficacité. Cela implique de se concentrer sur des matériels qui répondent réellement aux besoins ukrainiens, de la défense anti-aérienne, de l’artillerie lourde, des munitions, des véhicules blindés de transport, qui puissent être livrés rapidement et qui correspondent à des outils dont les soldats ukrainiens maitrisent déjà l’utilisation. Nous fournissons également un effort particulier sur la formation et la maintenance des matériels livrés précédemment. C’est notre boussole pour nous assurer que notre soutien soit efficace et le Président Zelensky a indiqué à plusieurs reprises que c’était le cas. La France a ainsi été le premier pays à annoncer en janvier la livraison de chars AMX-10 qui seront livrés cette semaine.

Concernant les chars Leclerc ou les avions, rien n’est tabou dès lors que cela répond aux critères que j’ai mentionnés. La dynamique européenne est fondamentale sur ce sujet pour que l’Ukraine puisse bénéficier d’armements interopérables et disposer de la formation adéquate. L’Ukraine doit pouvoir exercer son droit à la légitime défense et nous l’aidons en ce sens autant que possible. Nous livrons aussi des munitions et du matériel de défense aérienne pour protéger les villes.

Concernant la menace d’escalade nucléaire, la rhétorique du Président Vladimir Poutine est dangereuse et irresponsable, notamment s’agissant d’un chef d’État qui, en janvier 2022, souscrivait à une déclaration avec ses homologue américain, chinois, britannique et français rappelant qu’une guerre nucléaire ne pouvait pas être gagnée et ne devait jamais être menée.
Mais au-delà de sa rhétorique dangereuse, rien dans les actions engagées par la Russie jusqu’à présent n’accrédite la thèse d’un possible emploi.

Q - Ne pensez-vous pas que les pays de l’Occident, y compris la France, ont agi trop lentement dans les premiers mois de la guerre en matière d’assistance à l’Ukraine ? Comment évaluez-vous le niveau de soutien militaire, financier et humanitaire français apporté à Kiev aujourd’hui ? La France dispose-t-elle de ressources suffisantes, tant matérielles que politiques, pour continuer à apporter un tel soutien, voire le renforcer, au cours des prochains mois, voire des prochaines années de guerre ? Je parle de « ressources politiques » car l’un des récits de la propagande russe est que l’Occident, sous la pression des difficultés économiques causées par la guerre et, par conséquent, la grogne sociale, « se fatiguera » de soutenir Ukraine…

R - Je pense qu’au contraire l’Union européenne a réagi très vite. Les dirigeants européens se sont réunis dès le 24 février et ont tout immédiatement décidé de prendre des mesures fortes contre la Russie L’objectif des séries de sanctions qui est d’entraver l’effort de guerre de la Russie fonctionne.

La France est l’un des premiers contributeurs à la livraison d’équipements, de munitions et la formation de centaines de soldats ukrainiens. Les matériels que nous livrons font la différence sur le terrain. Avec l’annonce de la livraison des chars légers AMX-10, nous avons enclenché une dynamique chez nos partenaires européens. Cet effort, nous sommes en capacité de le poursuivre et de l’intensifier dans la durée. Le Président de la République a annoncé une nouvelle loi de programmation militaire dotée de 413 milliards d’euros pour la période 2024-2030, soit 100 milliards d’euros supplémentaires. C’est un effort significatif qui vise à tirer les conséquences des tensions croissantes que nous voyons se développer sur la scène internationale, notamment en raison des actions de la Russie. En parallèle, nous avons mis sous tension l’intégralité de notre base industrielle de défense pour accroître les rythmes de production des matériels essentiels, notamment pour l’Ukraine.

Nous avons également déployé plus de 275 millions d’euros pour l’assistance humanitaire, pour aider la population ukrainienne à résister, depuis le début du conflit. Nous avons réuni à Paris le 13 décembre 47 États et 24 organisations internationales pour la conférence internationale « Solidaires du peuple ukrainien », qui a permis de débloquer un milliard d’euros d’engagement. Pour aider le peuple ukrainien à tenir l’hiver, alors que les frappes russes ciblent les infrastructures énergétiques civiles, la France s’est engagée à fournir des générateurs, des ampoules, des abris d’urgence, ainsi qu’un soutien accru aux ONG humanitaires. Au total, nous avons fourni près de 3000 tonnes de matériel. Nos entreprises se sont aussi engagées dans la reconstruction de l’Ukraine, notamment dans la région de Tchernihiv. La mobilisation est très forte.

La Russie comptait sur l’affaiblissement du soutien de notre population à l’Ukraine. Force est de constater que c’est tout le contraire qui s’est produit :

L’opinion publique française a clairement choisi son camp, avec une grande majorité de soutiens à l’Ukraine, en dépit du coût économique de cette guerre pour notre pays. Les Français ont compris que ce qui était en jeu, c’était la sécurité internationale dans son ensemble : si nous laissons la loi du plus fort s’installer, c’est à la fois l’ordre international fondé sur le droit et notre architecture de sécurité collective qui seront remis en cause . L’Union européenne demeure unie à la fois dans sa condamnation de la guerre russe et à la fois dans son soutien à l’Ukraine. Au sein de la communauté internationale, un an après le début de la guerre, la poursuite de l’escalade russe ne fait qu’aggraver l’isolement diplomatique de la Russie, qui n’est soutenue que par quelques régimes autoritaires.

Q - En décembre le président Macron a parlé de la nécessité de donner des garanties de sécurité à la Russie, un pays qui a commencé et continue de mener une guerre agressive, la plus terrible depuis la Seconde Guerre mondiale. Que signifient exactement ces mots sur les « garanties de sécurité » ? Сette proposition française est-elle toujours à l’ordre du jour ? Avec le recul, pensez-vous que la politique de rapprochement menée de longue date entre les autorités françaises et le Kremlin était une erreur ? Surtout dans le contexte de la guerre contre l’Ukraine avec l’annexion de la Crimée et l’occupation du Donbass - qui a débuté en 2014 ? Cette politique de dialogue exigeant n’a-t-elle pas poussé Poutine à déclencher une guerre à grande échelle, car il était sûr que l’Occident, comme d’habitude, se limiterait à des expressions de profonde inquiétude et ne défendrait pas vraiment l’Ukraine ?

R - On ne peut pas aborder cette question de manière purement abstraite. Il faut s’en tenir aux faits.

Premièrement, il n’y a aujourd’hui aucune perspective de négociation car la Russie ne montre aucune appétence pour le dialogue. Le Président Zelensky, lui, est dans une position différente puisqu’il a montré, en présentant son plan en 10 points lors du Sommet du G20 à l’automne dernier, qu’il avait une véritable vision pour une paix juste et durable. Car c’est une paix juste et durable qu’il faudra, pas le diktat que souhaite imposer la Russie. Et naturellement, ce sera à l’Ukraine de décider si, quand, et à quelles conditions elle souhaite discuter des termes de cette paix et amener la Russie à le faire. Tant que l’Ukraine ne sera pas dans cette situation, notre responsabilité sera de continuer à la soutenir pour qu’elle renforce ses positions sur le plan militaire.

Il faut également faire preuve de lucidité même si la situation ne s’y prête guère. La Russie restera géographiquement dans notre voisinage immédiat. Il s’agit d’un paramètre que nous devons prendre en compte, sans naïveté ni complaisance, si nous voulons créer durablement les conditions d’un retour de la stabilité sur le continent européen.

Q - Madame la Ministre, vous avez qualifié à plusieurs reprises ce que font les forces russes en Ukraine de crimes de guerre. On sait que les experts français aident beaucoup les autorités ukrainiennes dans la collecte et la documentation des preuves de ces crimes. Est-il possible aujourd’hui de partager les premiers résultats de ce qui a été découvert et collecté ? Quelles sont les perspectives d’organiser des tribunaux internationaux pour juger les auteurs de ces crimes, y compris les plus hauts dirigeants militaires et politiques de la Fédération de Russie ?

R - La lutte contre l’impunité est un impératif car il ne peut y avoir de paix durable sans justice. Aucune exaction, aucune violation du droit international, aucun crime de guerre ou crime contre l’Humanité, ne doit être oublié et leurs responsables devront tous, quelle que soit leur place dans la chaine hiérarchique russe, rendre des comptes devant la justice.

Notre engagement en la matière est total.

Il passe d’abord par un soutien aux enquêtes engagées par les juridictions ukrainiennes. Nous avons déployé sur le terrain, dès les premières semaines de l’agression aux côtés des Ukrainiens, des équipes de médecins légistes et de gendarmes qui aident à la collecte de preuve et à la documentation des faits. Nous avons également donné à l’Ukraine deux laboratoires mobiles d’analyse ADN, permettant d’aider au recueil de preuves. Il s’agit d’outils de haute technologie quasiment unique en son genre. Nous contribuons également à la formation des procureurs ukrainiens sur les crimes de guerre et la coopération pénale internationale

Cet engagement passé également par un soutien aux juridictions internationales, et notamment à la CPI à laquelle nous apportons un soutien humain, matériel et financier.

Il passe enfin par une coopération étroite avec l’Ukraine et plusieurs partenaires internationaux sur l’idée d’établir un mécanisme juridictionnel ad hoc à dimension internationale, avec l’objectif de s’assurer que cette nouvelle instance puisse à la fois disposer d’une véritable légitimité à juger, mais bien évidemment aussi qu’elle apporte une valeur ajoutée par rapport aux outils internationaux existants.

Q - Début février, le président Macron a remis au président Zelensky la plus haute distinction, la Grand-Croix de la Légion d’honneur. A cette occasion, beaucoup ont rappelé que le président Poutine disposait d’une telle distinction depuis 2006. Le Président de la République a déclaré qu’il n’excluait pas la possibilité de priver Poutine de cette récompense, mais pas maintenant. Selon vous, pourquoi il faut attendre et que devrait-il encore se passer pour que le président russe devenu indigne de la plus haute distinction française ?

R - La remise de la grand-croix de la Légion d’honneur au Président Zelensky lors de sa visite exceptionnelle à Paris au début du mois témoigne du profond respect, de l’admiration et de l’amitié du Président de la République et de la France entière à l’égard M. Zelensky, qui fait preuve, depuis un an, d’un courage et d’une détermination sans faille pour défendre son pays agressé. Comme le Président de la République l’a rappelé s’agissant de l’opportunité de priver M. Poutine de cette distinction, la décision n’est pas prise d’un tel geste avant tout symbolique.

Q - Qu’auriez-vous à dire à la population russe ?

Je voudrais lui dire que leurs dirigeants leur mentent : l’Ukraine ne menaçait pas la Russie et ne demandait qu’à poursuivre son chemin démocratique ; la Russie a déclenché une guerre et pas une "opération spéciale" ; elle l’a fait sans raison ; pour notre part, nous ne cherchons qu’une paix juste fondée sur les principes du droit international que sont la souveraineté des États et le non-recours à la force. Le pouvoir russe doit mettre fin à ce conflit et aux souffrances qu’il génère en quittant le territoire ukrainien."