Jean-Yves Le Drian : "La France est en Libye pour combattre le terrorisme" (2 mai 2019)

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Grand entretien - Paris voudrait obtenir un cessez-le-feu et relancer les négociations pour des élections.

Le Figaro - Pourquoi la France est-elle si concernée par la Libye ?

Jean-Yves Le Drian - D’abord pour combattre le terrorisme. C’est notre objectif prioritaire dans la région, et depuis longtemps, car, dès l’opération française au Mali - « Serval », 2013 -, nous nous sommes aperçus que la plupart des armes venaient de Libye et que beaucoup de groupes y avaient des bases arrière, à commencer par Aqmi. Souvenez-vous : al-Qaida est devenu dominant à Benghazi, l’ambassadeur américain Chris Stevens a été tué dans cette même ville en 2012 et Daech a ensuite infiltré des territoires libyens. J’avais alerté dès septembre 2014, dans une interview au Figaro, sur les risques terroristes et sur la possibilité d’une implantation locale de Daech. C’est exactement ce qui s’est passé : Daech a occupé plusieurs villes libyennes et menaçait même, à une époque, de mettre la main sur les ressources pétrolières. Plusieurs attentats commis par des djihadistes ces dernières années - celui du Bardo à Tunis en 2015, l’exécution de 21 chrétiens coptes cette même année à Syrte, l’attentat de Manchester dans une salle de concert en 2017 - ont des ramifications en Libye.

Y a-t-il eu des transferts de djihadistes vers la Libye depuis la chute du califat de l’État islamique au Levant ?

Bien sûr. Des djihadistes venus de Syrie ont gagné des villes libyennes, notamment Syrte et Sabratha. D’autres se sont disséminés dans le pays. Malgré sa défaite en Syrie, Daech continue à revendiquer des attentats. Il ne faut pas sous-estimer cette menace.

Quelles sont les autres raisons de l’engagement français ?

Il s’agit d’assurer la sécurité des pays voisins, qui sont, comme l’Égypte et la Tunisie, des pays essentiels pour notre propre stabilité et sur lesquels le chaos libyen a fait peser un gros risque. Il faut éviter la contagion. Mais si la France est aussi active en Libye, c’est également pour lutter contre les trafics, y compris le pire, celui des êtres humains. La Libye est devenue le carrefour des risques et des menaces. Enfin, en tant qu’acteurs de l’intervention militaire de 2011, et parce que le suivi politique n’a pas été effectué après la chute de Kadhafi, nous avons aussi une forme de responsabilité dans cette crise. Sans compter que son siège de membre permanent au conseil de sécurité de l’ONU donne à la France une responsabilité particulière dans les grandes crises internationales.

Lors de votre tête-à-tête avec le maréchal Haftar à Benghazi le 19 mars, vous a-t-il parlé de l’offensive militaire qu’il s’apprêtait à lancer sur Tripoli ?

En aucun cas. Là n’était pas, d’ailleurs, le propos de ma visite. Je suis allé confirmer le soutien apporté par la France et par son président aux accords d’Abu Dhabi, ce processus de transition signé au début de l’année et qui doit aboutir à des élections. J’ai répété à Fayez al-Sarraj, le chef du gouvernement d’union nationale, et à Khalifa Haftar, le chef de l’Armée nationale libyenne, qu’il ne pouvait y avoir de solution militaire. À l’issue de ces deux entretiens, j’ai constaté, contrairement à nos attentes, que la situation était bloquée. Sarraj comme Haftar hésitaient à franchir le pas pour conclure.

Mais avez-vous senti de sa part un élan militaire particulier ?

Non. D’ailleurs, dans tous les entretiens que j’ai eus avec lui, je lui ai toujours rappelé, quand il était impatient, la nécessité d’une solution politique. C’est vrai que nous estimons qu’il fait partie de la solution. Haftar n’est pas un chef militaire sorti de nulle part. Son opération contre-terroriste lancée à l’est en 2014 a été approuvée par le Parlement et le gouvernement qui étaient reconnus internationalement à l’époque, car nous étions avant les accords de Skhirat (décembre 2015). Il m’a toujours fait part de son désir de servir une autorité civile, une fois que des élections auraient eu lieu. Ce sera le rôle de la communauté internationale que de lui faire tenir parole le moment venu. C’est aussi la raison pour laquelle la France insiste depuis deux ans pour des élections. Aujourd’hui, personne ne peut prétendre détenir un mandat des Libyens, c’est une des raisons majeures de la crise actuelle.

Qu’est-ce qui l’a poussé à se lancer dans cette aventure militaire qui, pour l’instant, ne lui a pas vraiment réussi ?

J’imagine qu’il a estimé que le temps ne jouait pas en sa faveur. Peut-être aussi a-t-il été encouragé par le bon accueil qui lui a été réservé dans le sud du pays, où les habitants sont lassés par les trafics et les djihadistes. Quant à moi, je constate que l’absence de perspective politique a entraîné l’immobilisme des uns (Sarraj) et l’imprudence des autres (Haftar). On retourne toujours au même point. Sans élection, aucun acteur libyen ne peut prétendre être totalement légitime.

Comment expliquez-vous son échec militaire ?

Parce que les milices, qui jusque-là étaient émiettées, se sont réunies dans un front anti-Haftar. Les combattants à l’ouest sont plutôt anti-Haftar que pro-Sarraj, et cela pose au passage la question de l’ambiguïté qu’entretiennent certains groupes liés à l’islamisme politique avec des groupes djihadistes. L’Union européenne appelle à ce que chacun se tienne à distance sur le terrain des groupes et des individus que le Conseil de sécurité a listés comme étant des groupes terroristes.

Finalement, le fait de soutenir le maréchal Haftar n’était-il pas une fausse bonne idée ?

Je vous laisse juge. L’Armée nationale libyenne contrôle une grande partie du territoire. Et dans le camp de ses opposants, on trouve parmi les miliciens des responsables de hold-up, des spécialistes de la prédation et des djihadistes. Parmi les opposants à Haftar, il y a les groupes mafieux de passeurs qui torturent et mettent en esclavage des migrants. Ils ne se battent pas pour Sarraj mais pour la protection de leurs activités criminelles. Haftar a lutté contre le terrorisme à Benghazi et dans le sud de la Libye, et cela était dans notre intérêt, celui des pays du Sahel, celui des voisins de la Libye. Je soutiens tout ce qui sert la sécurité des Français et des pays amis de la France.

Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’avoir pris position pour lui ?

C’est triste. La France a continûment soutenu le gouvernement de Sarraj. Nous l’avons beaucoup soutenu aux Nations unies et sur le plan de la sécurité. Il le sait. Je remarque que Fathi Bachagha, le ministre de l’Intérieur, qui attaque régulièrement la France et dénonce son ingérence supposée dans la crise, n’hésite pas à passer du temps en Turquie. Alors, je ne sais pas où sont les interférences…

Comment sortir de l’impasse ?

En promouvant une solution politique qui permettra la formation d’un gouvernement issu des urnes, doté d’une légitimité interne et externe, c’est-à-dire ayant l’aval des Libyens et donc la reconnaissance internationale. La France n’a pas varié de politique depuis qu’en juillet 2017 le président de la République a pris l’initiative de réunir à La Celle-Saint-Cloud les deux principaux responsables libyens. La solution politique a été réaffirmée par la conférence internationale de l’Élysée en mai 2018, puis celle de Palerme, et enfin par les accords d’Abu Dhabi en novembre dernier. Nous poursuivons donc aujourd’hui nos efforts pour obtenir un cessez-le-feu et la réouverture d’une solution politique sur la base du processus d’Abu Dhabi, par l’intermédiaire de Ghassan Salamé, l’envoyé spécial de l’ONU en Libye.

Entretien paru dans Le Figaro, 2 mai 2019.

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