Déplacement aux États-Unis - Intervention de Jean-Yves Le Drian à la Fondation Carnegie Endowment for International Peace (Washington, 14 juillet 2021)

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Mesdames et Messieurs,

Je voudrais d’abord vous dire que je suis très heureux d’être à Washington, aujourd’hui, et ravi que cette première escale de quelques jours américains me donne l’occasion d’échanger avec vous, soit en présentiel, soit en visio. Je tiens avant tout à remercier la Fondation Carnegie de m’avoir proposé cette invitation à parler d’un aspect à mes yeux essentiel de la relation transatlantique au XXIe siècle.

Aujourd’hui, aux Etats-Unis, les regards sont braqués sur l’Indopacifique, et en particulier la Chine, et à juste titre. À juste titre parce que l’Indopacifique est devenue une région centrale pour les équilibres du monde, comme pour ses tensions et ses crises potentielles. À juste titre parce que la question de la relation avec une puissance chinoise qui ne cesse de s’affirmer irrigue désormais la totalité des grandes questions mondiales.

En Europe, une même prise de conscience est en train de se produire. C’est vrai de la France, bien sûr, en tant que nation de l’Indopacifique. Nous sommes une nation de l’Indopacifique avec des territoires grâce auxquels la France dispose de la seconde zone économique exclusive du monde ; avec des intérêts ; avec des populations, c’est vrai qu’1, 65 million de ressortissants ce n’est pas beaucoup par rapport à l’ensemble mais ils sont là ; avec des forces militaires permanentes, plus de 8.500 hommes. Tout cela a justifié la mise en place d’une stratégie nationale dédiée pour cette région de la part de notre pays.
Mais c’est aussi vrai des autres membres de l’Union européenne et de l’Union européenne en tant que telle, qui disposent aussi d’intérêts fondamentaux toujours plus importants dans cette zone et sont en train d’en prendre désormais la pleine mesure. Plus que jamais, nous portons collectivement un regard lucide, dénué de naïveté sur les défis posés par la Chine et sa façon d’affirmer sa puissance.

Nous construisons en ce moment une stratégie européenne pour l’Indopacifique qui sera l’une des priorités de la présidence française de l’Union européenne au premier semestre de l’année prochaine. Et d’ores et déjà, la France met en oeuvre, depuis le discours du président Macron de Garden Island à Sydney en mai 2018, des actions renforcées dans l’espace Indopacifique autour de quatre piliers.

Une action renforcée dans le règlement des crises régionales, la sécurité maritime et la lutte contre le terrorisme.

Des partenariats stratégiques et structurants avec nos grands partenaires, en premier lieu le Japon, l’Australie et l’Inde. J’ai tenu pour la première fois cette année une réunion de niveau ministériel du trilogue que nous avons institué avec l’Inde et l’Australie. C’est une première qui sera suivie d’autres actions et d’autres événements.

Nous le faisons aussi par une mobilisation renforcée auprès des organisations régionales, au premier rang desquelles l’ASEAN.

Et nous le faisons enfin par un engagement renforcé pour la promotion des biens publics mondiaux, notamment le climat, l’environnement et la biodiversité.
Compte tenu de leur importance pour les Etats-Unis, l’Indopacifique est désormais naturellement au coeur du nouvel agenda que nous devons porter ensemble dans le cadre des relations transatlantiques que nous souhaitons refonder et que nous souhaitons rééquilibrer.

Nous avons abordé ce sujet ensemble lors du sommet UE/Etats-Unis du mois de juin. C’était particulièrement pertinent parce que sur de nombreux enjeux que nous devons porter pour promouvoir notre modèle et nos valeurs, l’Union européenne dispose d’outils et de compétences pour agir. Je pense au climat, je pense au numérique, je pense aux technologies d’avenir. Je pense aussi, évidemment, à la défense des droits de l’Homme.

L’Indopacifique était également présente dans nos échanges du G7 et lors du sommet de l’OTAN, dans ce dernier cas, pour réfléchir ensemble aux conséquences pour la sécurité de l’espace euroatlantique d’une transformation de l’Indopacifique et du comportement de la Chine, et ce même si l’OTAN n’a rien d’une alliance tournée vers tel ou tel pays, ni d’une alliance dont le centre de gravité est dans l’Indopacifique.

Mais l’enjeu n’est pas que juridique ou sécuritaire, il est aussi politique, car l’Europe, c’est un des messages que je voulais vous passer aujourd’hui, a désormais compris, qu’elle n’a pas d’autre choix que de s’affirmer sur la scène internationale et de prendre ses responsabilités. Cela vaut sur de nombreux sujets, cela vaut aussi sur l’Indopacifique, qui a logiquement vocation à être un des piliers de l’agenda entre l’Union européenne et les Etats-Unis.
Les enjeux du pivot transatlantique vers l’Indopacifique, que nous devons réaliser ensemble, sont immenses. Ils engagent notre capacité à apporter une réponse démocratique et conforme à nos valeurs à la montée de l’autoritarisme. Ils engagent à apporter une réponse appropriée à la brutalisation du monde et à contrer la remise en cause du multilatéralisme. Ils engagent aussi à assumer pleinement l’extension de la compétition internationale à tous les domaines. Et c’est bien parce que les enjeux sont immenses, que nous devons veiller à ne pas entrer dans une logique de bloc qui ne serait pas dans notre intérêt, ne serait-ce que parce nous vivons une époque de défis globaux comme la crise pandémique nous le rappelle chaque jour.

L’approche que nous devons définir ensemble vis-à-vis de l’Indopacifique n’est pas fondée sur la confrontation avec la Chine. L’enjeu pour nous est autre. Nous devons concentrer nos efforts transatlantiques sur la défense et la promotion de notre propre modèle, celui des démocraties libérales porteuses de valeurs, de principes, de transparence, de libre information et celui d’un ordre international fondé sur les règles et fondé sur des institutions multilatérales efficaces.
C’est ce double modèle que nous souhaitons développer avec nos partenaires de l’Indopacifique, d’Afrique, du Moyen-Orient, car c’est ce double modèle qui est aujourd’hui potentiellement attaqué, certains ayant intérêt à démontrer qu’il ne serait pas efficace, y compris pour répondre aux grands défis mondiaux.
Tous ces principes ont naturellement vocation à s’incarner dans la relation que nous souhaitons avoir avec la Chine et, vous le savez, nous partageons avec les Etats-Unis une analyse convergente sur ce qui est pour nous, tout à la fois, un partenaire, un concurrent stratégique et même un concurrent économique et un rival systémique. Chacun de ces trois mots a son importance et aucun ne doit être oublié. J’ai constaté avec les échanges avec mes interlocuteurs américains de la nouvelle administration que nous utilisons ce même triptyque, sinon les mêmes mots. C’est maintenant l’équilibre entre ces différentes approches, qui sont inévitablement liées en partie, c’est l’équilibre entre ces approches qu’il nous faut définir. Nous savons que nous ne les utiliserons pas toujours au même moment ou de la même manière sur tous les sujets. Et c’est ce qui est sur la table des discussions.

Concrètement, nous devons prendre des initiatives coordonnées à chaque fois que c’est possible sur chacun des trois piliers du triptyque que j’évoquais.
Les initiatives de coopération d’abord.

Soyons clairs : sans un engagement de la Chine, nous ne serons pas à la hauteur des grands défis d’aujourd’hui. Le défi du règlement du dérèglement climatique face auquel la Chine, doit en tant que première émettrice de CO2 sur la planète prendre sa part de responsabilité. Pour cela, nous l’accompagnons depuis 15 ans, via nos agences de développement, pour financer sa transition énergétique indispensable, mais il est nécessaire, y compris à l’approche de Glasgow, de parler avec la Chine de ces enjeux. Il y a aussi le défi de l’érosion de la biodiversité sur lequel nous avons tous travaillé avec la Chine dans la perspective de la COP 15. Il y a le défi des inégalités mondiales, exacerbées par les répercussions économiques de la pandémie. C’est pour cela que nous devons travailler avec la Chine dans le cadre du G20, à des annulations de dettes en Afrique.

Et enfin, comment ne pas citer la réforme de l’architecture de santé sur laquelle l’Europe s’est déjà beaucoup engagée, en veillant à rendre plus effective l’application du règlement sanitaire international ou bien en créant un panel, une seule santé qui va créer un mécanisme d’alerte et d’information en temps réel.
Evidemment, sur tous ces sujets, nous devons embarquer la Chine et la convaincre de coopérer comme nous le faisons en ce qui concerne les investigations indispensables sur l’origine du virus. Sur tous ces enjeux absolument déterminants pour notre avenir, nous devons réussir à faire bouger les lignes. C’est d’autant plus important que ces sujets - climat, diversité, santé, inégalités - si nous ne les traitons pas avec tout le sérieux et l’engagement politique nécessaire, ces sujets peuvent représenter un puissant facteur de désordre et d’insécurité dans le monde.

Nous devons aussi prendre des initiatives sur la deuxième partie du triptyque pour réguler la compétition internationale à la fois sur le plan commercial, sur le plan technologique, ou encore dans le domaine de la sécurité.

Cette compétition, nous la constatons sous des formes diverses et elle se joue notamment dans le domaine multilatéral, dans la capacité des institutions multilatérales à produire des normes. Des normes qui s’appliquent à tous et donc dans la tentation d’influencer, d’anticiper, de promouvoir à son profit les normes de demain. Il est significatif à cet égard que l’élection des directeurs généraux d’organisations internationales, en particulier celles qui disposent d’un vrai pouvoir prescriptif sur la scène internationale, je pense par exemple à la FAO, soit devenue véritablement un enjeu politique majeur pour les puissances.
C’est également le cas pour l’Organisation mondiale du commerce que nous devons moderniser et réformer afin de parvenir à des règles du commerce international plus transparentes et une concurrence loyale. Par sa puissance normative, par les compétences qu’elle abrite et sa détermination à assumer le rapport de force à chaque fois qu’il le faut, ce qui est nouveau, il faut le dire, je suis convaincu que l’Union européenne doit être dans cet effort un partenaire clé des Etats-Unis.

Je disais tout à l’heure que la stratégie de l’Union européenne pour l’Indopacifique sera finalisée sous notre responsabilité au plus tard au premier semestre 2022. Ce sera un jalon politique important pour structurer notre dialogue avec les Etats-Unis.

Les initiatives, enfin, pour faire valoir notre modèle et les valeurs universelles auxquelles nous tenons.

Car quand la Chine se conduit en rival systémique, ce qui est en cause, c’est la conception de l’humain, de sa dignité, de ses droits, de ces libertés. Ce qui est en cause, c’est ce qui est au coeur de notre combat commun depuis 1945. Et là encore, l’Europe dispose de précieux leviers pour défendre concrètement cette vision :

  • La force de son marché intérieur, qui lui permet d’agir sur la conditionnalité et sur la réciprocité.
  • Le fait que l’Union européenne et ses Etats membres sont le premier bailleur mondial d’aide au développement et le premier bailleur mondial dans le domaine humanitaire. Nous avons aussi nos réseaux d’influence sur tous les continents.
  • La place que nous occupons dans les institutions multilatérales et les nouveaux cadres d’action collective que nous avons lancés, comme l’Alliance pour le multilatéralisme, que j’ai créée avec mon homologue allemand en 2019 et qui a contribué à tenir les murs du multilatéralisme, qui n’a cessé d’être attaqué de toutes parts depuis quatre ans.

Mais nous avons encore du chemin à parcourir pour prendre toute la mesure de certains enjeux où se jouent précisément l’avenir du modèle et des valeurs que nous défendons. Je pense au cyber, où nous devons poser de nouvelles normes pour échapper au double écueil de l’autoritarisme numérique et de la jungle 2.0 où tout se vaut et donc où tout est permis. Je pense à la question des Ouïghours, qui a déjà conduit l’Union européenne à prendre des sanctions face à la gravité de la situation, premières sanctions depuis le massacre de Tiananmen en juin 1989, premières sanctions de l’Union européenne. Je pense à cette institution essentielle qu’est le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies où nous devons faire preuve de la plus grande détermination.

Sur tous ces sujets, bien sûr, il peut y avoir des points de désaccord au sein de la relation transatlantique. Nous sommes très proches, nous partageons l’essentiel, mais nous ne sommes pas pour autant les mêmes, car nos préférences collectives, si elles sont souvent convergentes, ne se recoupent pas toujours et pas forcément toujours au même moment. Et tant mieux ; d’une certaine manière, nous sommes aussi riches de cette diversité.

Mais je ne doute pas que la nouvelle administration américaine comprenne ce qui fonde aujourd’hui notre ambition de renforcement de la souveraineté européenne. Ce n’est pas un agenda de protectionnisme, de repli sur soi. Cette ambition ne vise rien d’autre qu’à préserver notre propre capacité à faire nos choix, à vouloir continuer en Europe à être les seuls auteurs de notre propre histoire et à refuser de devenir les simples sujets de celle des autres. Et pour cela, il faut s’en donner les moyens. C’est ce que nous sommes en train de faire en Europe, à la fois au plan économique et commercial, mais aussi au plan militaire.

C’est pourquoi je suis convaincu que les Etats-Unis verront dans ce projet la garantie d’avoir des partenaires plus forts, des partenaires plus agiles, car nous ne pouvons pas nous permettre d’agir seuls dans le monde brutal dans lequel nous vivons, même quand on est une puissance mondiale comme le sont les Etats-Unis et comme l’est finalement aussi l’Union européenne. Notre partenariat transatlantique rééquilibré, et de ce fait plus durable, y compris dans notre pivot transatlantique vers l’Indopacifique, est donc un atout décisif dans un contexte de nouvelle donne internationale.
Merci de votre attention.

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