Entretien de Jean-Yves Le Drian, ministre de l’Europe et des affaires étrangères, avec « Al Arabiyah » (Dubaï, 2 octobre 2021)

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Q : Monsieur le Ministre, merci d’être avec nous sur la chaîne Al Arabiyah aujourd’hui. Je commence par un sujet que vous avez abordé maintes fois ces dernières semaines : la nécessité de reprendre les négociations de Vienne. La question qui se pose aujourd’hui est : quels sont les leviers de la France et de ses partenaires dans le cas où l’Iran refuse de coopérer ? Quels sont les leviers pour pousser l’Iran à changer d’attitude ?

R : Cela fait trois mois maintenant que les discussions de Vienne sur le retour de l’Iran et des États-Unis au JCPoA sont interrompues. Elles ont été interrompues à la demande de l’Iran. Il est important et urgent que l’Iran reprenne les négociations afin de permettre un retour rapide à la pleine mise en œuvre de l’accord nucléaire de Vienne de 2015.

Cette suspension, nous le constatons, est d’autant plus préoccupante que l’Iran accélère pendant ce temps ses activités nucléaires en violation avec l’accord. Et alors qu’il refuse de négocier, l’Iran multiplie les faits accomplis qui compliquent encore plus le retour au JCPoA. Nous avons publiquement exprimé avec nos partenaires européens du E3, notre grande préoccupation à l’égard de ces développements. J’ai aussi fait part de nos attentes à mon homologue iranien la semaine dernière à New York. La fenêtre pour les négociations ne restera pas longtemps ouverte et donc il est opportun de saisir l’opportunité du moment pour reprendre les négociations.

Q - La France a toujours appelé à des négociations strictes et exigeantes avec l’Iran et à des discussions régionales qui abordent le rôle régional de l’Iran que Paris juge déstabilisateur. Le Président de la République a même appelé à l’élargissement des discussions pour que ces discussions incluent d’autres pays de la région, parmi lesquels l’Arabie Saoudite. Est-ce que cet élargissement est toujours possible avec la suspension des négociations à Vienne ?

R : Nous l’avons dit régulièrement et clairement. Nous attendons que l’Iran s’engage au-delà du retour à ses obligations du JCPoA sur le principe des négociations sur le volet régional de ses activités. Cela nous paraît tout à fait essentiel.

Q : Il y a eu un élan diplomatique français avant et après la conférence de Bagdad qui a été co-organisée et co-présidée par la France. Quel a été le bilan de cet élan diplomatique, surtout en ce qui concerne le dialogue régional ? Vous avez encouragé toutes les parties à dialoguer dans la région.

R : Le Président de la République Emmanuel Macron a participé à la conférence de Bagdad en soutien à l’Irak, le 28 août dernier. Cette conférence a réuni les principaux voisins de ce pays, au niveau des chefs d’État ou de gouvernement et des ministres des Affaires étrangères, dans un format inédit permettant de dépasser plusieurs des lignes de faille qui traversent la région.

Cette conférence, qui est intervenue dans un contexte de tensions régionales et à quelques semaines des élections législatives anticipées en Irak, contribue, je pense, à soutenir l’État irakien et à lui permettre de jouer pleinement son rôle d’équilibre régional. Et, par ailleurs, à travers ce format inédit, il s’agit plus largement d’engager un dialogue entre les États de la région, au bénéfice de la stabilité et de la sécurité régionales indispensables.

Cette conférence est un développement important et nous sommes convenus, avec l’ensemble des participants, que le format de Bagdad, l’« esprit de Bagdad » ne resterait pas sans suite : j’ai ainsi proposé que nous nous réunissions dans le même format, sous la présidence de mon homologue irakien Fouad Hussein, en marge de l’Assemblée Générale des Nations Unies, nous l’avons fait le 21 septembre dernier, et c’est une première étape de suivi. Le format de Bagdad est ainsi inscrit dans la durée et notre travail va se poursuivre, au bénéfice de la souveraineté irakienne et de la stabilité régionale, ceci jusqu’au prochain sommet qui est prévu dans quelques mois à Amman.

Q : J’aimerais faire une liaison, si vous permettez, entre la question sur la conférence de Bagdad et une question sur le Liban. Est-ce que c’est ce que vous appelez l’« esprit » de Bagdad qui a permis la naissance d’un gouvernement au Liban ? Nous avons remarqué que ce gouvernement a été formé quelques jours après la fin de la conférence de Bagdad.

R : Il y a un gouvernement qui a enfin pu être formé au Liban, après un an de vacance. C’est une étape importante sur la voie du redressement du pays. Nous souhaitons plein succès à ce gouvernement. L’enjeu est à présent pour cette nouvelle équipe, qui a obtenu la confiance du Parlement, de se mettre au travail sans délai, avec comme seule préoccupation de défendre les intérêts d’une population libanaise durement frappée par la crise.

Cela signifie surtout engager dès maintenant des mesures concrètes, qui sont connues et attendues de tous, et notamment le rétablissement des services publics essentiels, à commencer par l’électricité. Il faut aussi engager des discussions sérieuses avec le Fonds monétaire international, c’est une étape nécessaire pour espérer obtenir de nouvelles marges de manœuvre budgétaires, qui devront être assorties de réformes structurelles dans le cadre d’un programme du Fonds monétaire international.

Ce n’est qu’à travers ces décisions et leur mise en œuvre concrète que le nouveau gouvernement de M. Mikati permettra à ses partenaires de constater que le Liban s’engage effectivement dans le redressement du pays. Nous jugerons donc sur les actes. C’est ce que les Libanais attendent, et c’est ce que la situation exige.

Ce gouvernement aura également la responsabilité, avec les acteurs libanais pertinents, d’organiser de manière autonome, indépendante et transparente les élections prévues en 2022. Et là aussi, nous resterons vigilants et prêts à nous mobiliser pour soutenir effectivement ce processus incontournable.

Q : En tout cas, M. Mikati, le chef de gouvernement libanais, a été reçu à Paris il y a quelques jours. Il a obtenu un soutien français conditionné toujours à ces fameuses réformes indispensables à l’aide internationale. C’est toujours le cas ? C’est toujours conditionnel ?

R : C’est toujours la même ligne. Maintenant, c’est un peu plus envisageable à partir du moment où il y a un gouvernement. Il faut maintenant que ce gouvernement, par des actes, manifeste sa volonté de rentrer dans cette spirale vertueuse, que nous souhaitons depuis longtemps.

Q : Vous vous êtes déplacés à Tripoli en mars dernier avec vos homologues italiens et allemands. Vous avez toujours appelé au respect du calendrier des élections en Libye mais certains participants à la dernière réunion de Genève ont refusé de respecter, ils ont des réserves sur le respect de ce calendrier. Votre réaction ?

R : Le respect du calendrier législatif et présidentiel en Libye est un impératif. Ces élections doivent avoir lieu le 24 décembre, il faut qu’elles aient lieu. C’est une date fixée par la feuille de route initiée dans le cadre du Forum de dialogue politique libyen et qui a été endossée par le Conseil de sécurité. L’adoption par la Chambre des représentants d’une loi encadrant l’élection présidentielle constitue aussi une avancée significative. Il faut que l’ensemble de la législation nécessaire à l’organisation des élections puisse se mettre en œuvre rapidement pour qu’enfin les Libyens retrouvent une feuille de route de sérénité et de souveraineté. C’est ce que nous avons dit encore à New York lors de l’Assemblée Générale des Nations Unies il y a quelques jours. L’ensemble des acteurs a dit la même chose, maintenant il faut le mettre en œuvre. Nous sommes prêts à agir avec nos partenaires européens et internationaux aussi, pour mettre fin aux présences étrangères en Libye et que le cessez-le-feu qui a été acté au mois d’octobre dernier puisse réellement se mettre en œuvre.

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